17 Sep Antje Ghaznavi 1er octobre 1936 – 9 juillet 2017
Quand nous mourons, nous laissons deux offrandes. À la terre nous offrons la substance de notre corps; au monde spirituel nous offrons l’histoire de notre vie. Voici donc l’offrande d’Antje Ghaznavi.
Antje Eva Bertha Ursula Christina Harding est née le premier octobre 1936 à Rostock, en Allemagne. Sa mère, née Barbara von Restorff, était issue de la vielle noblesse allemande qui habitait Rosenhagen, un domaine patrimonial situé dans les alentours de Rostock. Son père, Karl Harding, était homme d’affaires, et il avait été pilote durant la Première Guerre mondiale. Il boitait légèrement suite justement à une blessure de guerre. Comme il était roturier, les parents de Barbara n’avaient pas appuyé le mariage, et elle a dû laisser ses talents d’artiste de côté pour prendre un emploi comme secrétaire. Tant que les grands-parents étaient vivants, ces rapports conflictuels ont continué à affecter la vie des trois enfants Harding.
Durant la guerre, Antje a vu naître une petite sœur, Dörte, et ensuite un petit frère, Heiner. Les enfants ont vécu sur la propriété de Rosenhagen jusqu’en 1945 lorsque, écoutant le conseil des Russes, la famille a déménagé à Brème durant les bombardements. Quelques-uns des tout premiers souvenirs de Antje étaient reliés aux raids aériens. Elle se souvenait d’une fois où sa mère l’a amenée en toute hâte dans la rue alors que les bâtiments tout autour étaient en feu, et lui a dit : « Ta génération doit s’assurer que ceci n’arrivera plus jamais ».
À la fin de la guerre, la famille est restée à Brème, et ils ont pu finalement sauver les parents de Barbara en les faisant sortir de l’Est. La vie en famille s’avérait être assez intéressante, car ils tentaient de conserver leurs valeurs d’aristocrates dans la mesure du possible. Lorsque Antje a eu l’âge de préparer sa confirmation, sa mère l’a envoyée suivre les instructions préparatoires à l’Église luthérienne. Mais au bout de quelques cours, Antje lui a dit : « Ceci n’est pas pour moi. » Sa mère lui a donc suggéré de chercher une église qui lui conviendrait, et au bout de quelques recherches, elle a trouvé la Communauté des Chrétiens. Là, elle se sentait chez elle. Sa famille l’a suivie et par le fait même ont découvert l’anthroposophie et la pédagogie Waldorf. Antje s’est impliquée activement dans le travail avec les jeunes au sein de la Communauté des Chrétiens.
Son amour pour la musique l’a amenée à être admise à l’école de musique malgré le fait qu’elle n’avait eu que peu de formation formelle. Elle a gagné sa vie en accompagnant les cours d’eurythmie à l’École Waldorf de Brème. C’est de cette manière qu’elle a découvert sa véritable vocation, car c’est là qu’elle a développé une passion pour l’eurythmie et a décidé de suivre dans cette voie.
Elle a travaillé comme domestique à Bâle pendant une année, malgré le fait qu’elle avait déjà décidé qu’elle allait se former comme eurythmiste. Elle s’est présentée à Elena Zuccoli, qui lui a offert de s’inscrire à une nouvelle classe qui devait commencer quelques semaines plus tard. Après avoir fait sa première année d’eurythmie, Antje s’est vue obligée d’interrompre ses études pour aider à soutenir sa famille financièrement. Elle a travaillé au Café und Speisehaus à Dornach, ce qui lui a permis d’assister à toutes les conférences disponibles au Goethéanum.
Pendant un certain temps, pour économiser, elle a partagé un logement avec son frère cadet, Heiner, et les deux ont développé un lien affectif qui a duré jusqu’à la fin de sa vie. D’ailleurs, les liens entre les trois enfants étaient forts et très affectueux.
Son premier travail professionnel d’eurythmiste a été comme professeur d’eurythmie pour les grandes classes de l’école Waldorf de Brème, y compris la classe de son frère Heiner, qui avait pourtant déjà abandonné l’école. Elle est ensuite retournée à Dornach pour faire partie de la troupe d’eurythmie. C’est là qu’elle a rencontré et épousé Uli Schmidt, menuisier de la troupe de théâtre du Goethéanum. Une partie de sa tâche à elle consistait à laver les fenêtres du Goethéanum. Le mariage n’a pas duré, et pendant le temps que la séparation suivait son cours, elle a fait des études d’eurythmie curative à Vienne. Et elle a fini par se rendre à Berlin, où elle a développé un véritable intérêt pour le travail avec des enfants atteints de déficience.
C’était durant une visite de sa sœur Dörte, lorsque les deux femmes sont sorties un soir dans une discothèque, qu’elle a vu un grand beau brun qui l’a invitée à danser. Son divorce enfin finalisé, Antje a ressenti sur le coup que quelque chose de très significatif lui arrivait. Pendant toute cette première soirée, elle s’est retenue, mais quand lui a suggéré qu’ils se revoient, elle s’est décidée. C’était Yaqoob Ghaznavi, et cela a marqué le début d’une relation qui a donné une fille, Corinna, et un mariage. Aux noces, qui se sont célébrées le 27 mai 1966, tous les hommes présents étaient des étudiants pakistanais et toutes les femmes, des eurythmistes.
Durant les années qui ont suivi, elle a accompagné Yaqoob à Hambourg où il pouvait trouver du travail. Pendant leur séjour dans cette ville, elle était enceinte de Nadim, et la grossesse s’est avérée difficile; on lui a prescrit le repos total. Cette sabbatique forcée représentait pour Antje quelque chose de nouveau; depuis son enfance, elle avait toujours travaillé d’arrache-pied pour gagner sa vie.
Un tournant significatif est arrivé lorsque les autorités allemandes ont annoncé à Yaqoob qu’on ne renouvellerait pas son visa. Rentrer au Pakistan était hors de question; plusieurs demandes visant à s’établir en Australie ont été retardées et enfin refusées; en Irlande, aucun poste convenable n’était disponible. Ils ont finalement été acceptés par les autorités canadiennes. Ils sont d’abord allés à Montréal, la ville la plus « européenne », où ils ont été bien reçus par les membres de la Communauté de Chrétiens; mais Yaqoob avait de la difficulté à assimiler le français et n’avait aucune expérience dans le marché du travail canadien. Ils sont donc venus s’installer à Toronto.
Antje a trouvé de l’emploi à Michael Haven, où elle a travaillé avec des enfants en difficulté comme eurythmiste curative et où elle a noué des amitiés pour la vie.
Et pourtant, ce n’était pas encore le moment de s’installer pour de bon. Yaqoob a reçu des promotions qui l’ont amené d’abord à Détroit et ensuite jusqu’à Hong Kong. C’était notamment durant le temps où elle a travaillé comme eurythmiste dans le Michigan à la Detroit Waldorf School, qu’elle a fait d’autres amitiés précieuses. À Hong Kong, bien qu’elle ne travaillait pas, elle a trouvé un groupe au sein de la communauté allemande de la ville qui était fort actif dans l’action sociale, donnant de l’appui aux réfugiés vietnamiens, et avec lequel elle a fait un voyage mémorable jusque dans le centre de la Chine et sur le fleuve Yangtze.
Ils sont enfin revenus à Toronto, où elle est devenue professeur d’eurythmie à la Toronto Waldorf School pour les classes de maternelle et les grandes classes. Une de ses réalisations les plus importantes pour l’eurythmie dans les grandes classes a été d’obtenir que ces cours ne soient plus obligatoires, mais plutôt une option pour les élèves du secondaire. Elle a gagné l’affection et le respect de ses élèves, qui ont développé un profond engouement pour ces cours électifs. La qualité exceptionnelle de ce programme est devenue vite connue à tel point que les élèves faisaient des tournées annuelles dans d’autres écoles Waldorf en Amérique du Nord.
L’excellence de son travail a fait qu’elle a endossé des responsabilités à une échelle plus large. En plus d’assurer ses propres cours, elle est devenue mentore dans plusieurs Écoles Waldorf partout en Amérique du Nord et a assumé des tâches administratives au sein de l’Association des Écoles Waldorf en Amérique du Nord (AWSNA) et pour la Section Pédagogique de l’École de Science de l’Esprit en Amérique du Nord. Pendant de nombreuses années, elle a servi de lectrice de Classe de l’École de Science de l’Esprit. Et pendant tout ce temps, elle gardait une belle maison avec des chambres pour accueillir ses petits-enfants.
Lorsque la maladie s’est déclarée, elle a dû prendre sa retraite et limiter ses activités dans les dernières années, ce qui a été une source de frustration pour une personne qui avait mené une vie incroyablement active. Elle luttait intérieurement avec le conflit entre le sentiment de bien aller, et la réalité médicale qui imposait des limites à ce qu’elle pouvait réaliser. Étant donné les circonstances de sa maladie, elle a commencé les préparatifs pour assurer que Yaqoob puisse vivre confortablement quand elle ne serait plus là. Cela a donc été un énorme choc lorsque Yaqoob a passé le seuil l’année dernière avant elle! Elle a gardé une présence d’esprit remarquable jusqu’à la fin. Son passage du seuil s’est accompli le 9 juillet au petit matin, au moment où la pleine lune se couchait, dans la même chambre de l’établissement de soins palliatifs où, l’année d’avant, elle avait accompagné la traversée de Yaqoob.
Lorsqu’on contemple une biographie qui a atteint sa fin, nous nous rendons compte que chaque vie est une œuvre d’art, dont l’artiste n’est pas le « moi » conscient, mais un être supérieur qui en guide la destinée. Lorsque la vie est achevée, l’artiste inscrit sa signature sur l’œuvre d’art. Contemplons donc l’offrande d’Antje au monde spirituel. Elle est née en Europe au moment où l’Europe se déchirait. Sa naissance est arrivée à l’époque de la Michaëlie, et nous pouvons reconnaître dans la manière dont elle a assumé les tâches que la vie lui a présentées qu’elle était en effet une disciple de Michaël. L’impulsion de Michaël est cosmopolite, et au mi-point de sa vie Antje a traversé le globe pour arriver enfin dans une contrée très éloignée de son pays natal. Et son décès capte l’essence de l’aspiration de tout vrai professeur : il viendra un autre que moi, qui est plus fort que moi; je dois décroître pour qu’il puisse croître.
Rév Michael Brewer avec des notes additionnelles de Corinna Ghaznavi
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