Compostelle – Trois amies sur le chemin étoilé (première partie)

Compostelle – Trois amies sur le chemin étoilé (première partie)

Chantal Lamothe, Suzie Couture et Manon Sévigny (photo Michel Dongois).

Elles sont trois amies retraitées, liées à l’École des Enfants-de-la-terre, pédagogie Waldorf, à Waterville*. Un jour, Chantal Lamothe propose de partir en pèlerinage à pied à Compostelle. « Si tu y vas, on part avec toi ! » Et les voilà toutes trois cheminant 36 jours sur le Camino Francès, de Saint-Palais à Santiago de Compostella au printemps dernier, munies de leur credencial (carnet du pèlerin). Au podomètre, 943.8 kilomètres.

Je les ai récemment rencontrées à Sherbrooke autour d’un repas. Un rendez-vous de complicité en fait, puisque j’ai moi-même foulé le Camino au milieu des années 1990 (la via Podiensis, ou voie du Puy, environ 1600 km en 46 jours). L’expérience semble encore plus complète lorsqu’elle est partagée. Nous avons tenté de cerner comment le Camino contribue à transformer la personne. Comment il peut aussi devenir « un chemin de connaissance qui voudrait conduire l’esprit en l’homme vers l’Esprit en l’Univers »**.

Chantal Lamothe se trouvait à un tournant de sa vie : décès de son conjoint, en 2016, retraite deux ans plus tard. « J’avais besoin de marcher ma vie pour savoir quel serait le prochain pas. » Avant toute grande prise de décision, elle avait déjà l’habitude d’aller marcher. « Mais partir si loin, est-ce une fuite ? Comme j’étais en transition, je devais me mettre en mouvement pour que la vie me réponde dans le mouvement. »

Un livre

Avant de boucler son sac à dos, elle avait assimilé le livre Le chemin aux étoiles, de Manfred Schmidt-Brabant**. La vision exposée par l’auteur lui a donné des ailes, colorant son voyage d’une nuance d’infini. « J’ai souvent eu l’impression que le ciel au complet me guidait, que toute l’expérience du Camino de Santiago, en termes d’histoire et de sagesse, m’était disponible. C’était profondément mystérieux, secret et grand, quelque chose de l’ordre d’un vécu intérieur difficile à expliquer. »

 

Manfred Schmidt-Brabant reprend notamment les paroles prononcées par le recteur de l’Université de Santiago peu avant que le Conseil de l’Europe***, en 1987, ne demande aux États de poursuivre sur tout le continent l’étude et la protection du Camino. « Le chemin pour Santiago, où affluaient des hommes de tous les pays, comprenait au fond la chrétienté médiévale – en d’autres termes, il a créé ce que nous appelons aujourd’hui l’Occident. »

 

Le regain d’intérêt pour Compostelle date en gros des années 1980. Les idéateurs de l’Europe cherchaient une façon éloquente de rappeler, pour mieux les raffermir, les fondements de la civilisation occidentale. Le nazisme et le communisme les avaient sapés, entraînant l’humanité en dessous d’elle-même. La civilisation est aujourd’hui menacée par la mainmise quasi absolue de l’économie, de sa « financiarisation », et de la technologie sur tous les secteurs de la vie sociale. Il fallait trouver un symbole susceptible d’amener les regards à s’élever et les peuples à espérer.

 

C’est alors que les Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, une voie millénaire, se sont naturellement imposés comme porteurs de ce supplément d’âme.  « La grand rue de l’Europe » sur laquelle ont circulé toutes les cultures du continent est devenue le Premier itinéraire culturel européen. « Sans doute l’un des plus importants au monde à l’exception de la Grande Muraille de Chine », selon le Consejo Jacobeo, l’organisme qui remet le Camino en valeur en Espagne.

 

Trois piliers

Quels sont les piliers de l’identité européenne, de l’Occident ? La philosophie, le christianisme et la loi (État de droit), selon un expert du Conseil pour les itinéraires, Eduardo Lourenço. Or, l’Europe moderne s’est plutôt construite par l’économie, le grand marché. Ce qui d’ailleurs rendit amer Jean Monnet, l’un de ses bâtisseurs : « Si j’avais su, j’aurais commencé par la culture ! »

C’est qu’on ne tombe pas amoureux d’un grand marché, avait lancé Jacques Delors, président de la Commission Européenne. Les bilans financiers, les chiffres, dit-il en substance, font pâle figure « à côté des enthousiasmes, des folies non dénuées de sagesse qui ont soulevé l’Europe de jadis ou d’hier. »****. Voilà c’est dit : Compostelle est aussi une histoire d’amour.

Le Camino est l’âme de l’Europe dans sa fondation tripartite : la philosophie, le christianisme et la loi. Rudolf Steiner indique par ailleurs que Compostelle abritait jadis une école de mystères, reliée notamment à l’École de Chartres. Le Camino, en somme, montre le chemin d’évolution du renouveau spirituel de l’homme par le christianisme.

Suzie Couture rêvait de « faire » Compostelle seule. « Rien de logique. Quelque chose de plus fort que moi, comme un appel, un besoin physiologique aussi. » Elle venait de partir à la retraite lorsque Chantal Lamothe lui propose de prendre la route. Elle saute sur l’occasion. « J’étais fatiguée, j’avais besoin d’une pause. Je cherchais un nouvel objectif de vie. Retrouver l’autonomie dans mes déplacements, comme nos ancêtres nomades, me plaisait beaucoup. »

 

Manon Sévigny, agricultrice biologique, a toujours beaucoup marché. « Pour ma santé mentale, physique et psychique », précise-t-elle. Fouler le Camino lui apparaissait comme une façon de se découvrir, de ressentir une certaine liberté. « C’était pour moi le temps ou jamais, avant d’atteindre la limite d’âge et d’énergie. Sauf que j’ai idéalisé le chemin ! »

 

Habitué aux travaux de plein air, elle pensait en effet marcher le Camino facilement. « Je suis vite retombée sur terre, mon corps se rappelant à moi, des orteils à la tête. » Chaussures trop serrées, difficultés avec la chaleur, rétention d’eau due à la prise d’électrolytes. Ses pieds enflent, des ampoules apparaissent. Elle fera plus de la moitié du voyage en sandales et se résoudra, la mort dans l’âme, à prendre à quelques reprises l’autobus. Elle qui pensait marcher la tête dans les étoiles a surtout regardé ses pieds.

 

La Voie Lactée

C’est une étoile, dit-on, qui révéla la présence du tombeau présumé de Jacques le Majeur, apôtre du Christ, dans un champ où les troupeaux refusaient de paître (campus stellae, champ de l’étoile, ou chemin de l’étoile, par allusion à la Voie lactée). Charlemagne avait vu en songe un chemin formé d’étoiles qui menait à Santiago (saint Jacques).

 

Le Camino suit la course du soleil vers l’ouest, le soleil couchant, là où meurt toute chose. D’où l’autre étymologie de Compostelle (compostum, le cimetière, là où l’on aurait découvert le tombeau de l’apôtre et érigé un sanctuaire). Le pèlerin médiéval marchait jusqu’à à la fin des terres, jusqu’au bout du monde connu d’alors. Au-delà de l’océan, tout était mystère pour lui, et il contemplait la « mort » du soleil dans l’Atlantique. Imaginons l’effet que cela pouvait avoir sur l’âme médiévale, à une époque où le surnaturel n’étonnait pas. À une époque aussi, rappelons-le, où l’on était étranger à 20 kilomètres de chez soi, où un pèlerinage durait des mois, voire des années. On partait de chez soi et on y revenait à pied !

 

Alors, Compostelle, étoile ou décomposition ? Les deux, puisque dans la quête de sa propre étoile, chacun va au bout du connu pour mourir à ses habitudes et tenter de renaître. On s’y lance en avançant vers la mort, vers la transformation, à l’instar du soleil couchant qui semble mourir pour mieux se relever au matin suivant.

 

Bienveillance

Chantal Lamothe avait une certaine appréhension. « En partant à plusieurs, allais-je manquer ce que j’avais à vivre par moi-même? » Puis elle s’est souvenue d’avoir été bien entourée après la mort de son mari. « Le chemin m’appelle à m’ouvrir à la vie. Il sera donc pour moi le cadeau de l’ouverture, un cadeau à déballer avec d’autres. »

 

Chaque pèlerine précise que l’aventure a baigné dans un climat d’attention réciproque, avec des gestes de prévenance mutuelle, allant du prêt de matériel au choix et à la réservation des gîtes. Bienveillance réciproque aussi envers chacun des trois chemins personnels, dans les petits bobos, les inquiétudes et jusque dans l’écoute des besoins individuels de sécurité physique et émotionnelle. « Nous nous sentions unies et surtout conscientes que nous vivions l’un des évènements les plus marquants de notre vie », résume Manon Sévigny.

 

Chacune gardait sa liberté et marchait à son rythme. Chantal, qui arrivait souvent la première à l’auberge, s’efforçait de choisir au mieux les lits pour que toutes soient confortables.

 

Les périls du chemin

Outre les intempéries, trois grands dangers, pour l’essentiel, guettaient jadis le pèlerin : les loups, les bandits de grand chemin et le passage des rivières. Et aujourd’hui ? « Ma crainte, c’était de me noyer dans la fébrilité du chemin, dans une adaptation continuelle à un lieu nouveau, à des gens nouveaux. Comment allais-je m’y retrouver ? », se demandait Manon Sévigny. Le chemin de Compostelle est effectivement très habité.

 

Deux préoccupations habitaient Suzie Couture. L’une reliée à ses genoux fragiles, aux ampoules. L’autre concernait l’inévitable promiscuité des gîtes. Bref, la recherche d’équilibre entre solitude et vie sociale. Ses craintes se sont révélées en partie infondées, dit-elle, « car au bout du compte, chacun est seul sur le chemin ». Il reste que se faire réveiller par des pèlerins qui démarrent tôt le matin n’a rien d’agréable.

 

Les réalités liées à l’hébergement pour trois personnes leur ont imposé par ailleurs un stress bien réel, reconnaissent « les trois Québécoises » – c’est ainsi qu’on les nommait sur le Camino. Chacune avait son téléphone cellulaire, pour appeler la famille au besoin, mais surtout pour réserver l’hébergement pour deux nuits à l’avance. « Pouvoir ainsi communiquer à l’occasion était rassurant pour chacune et libérateur pour toutes », précise Suzie Couture.

 

À Saint-Jean-Pied de Port, au pied des Pyrénées, raconte-t-elle, on leur a dit qu’il partait environ 450 pèlerins par jour vers Compostelle. Au refuge de Roncesvalles, première étape en sol espagnol, on a refusé 200 personnes ce soir-là, tous les gîtes étant pleins. Pour avoir accès aux structures d’accueil, on reconnaît trois façons de vivre le pèlerinage : à pied, pour l’immense majorité des pèlerins, à vélo ou à cheval.

 

« Tout ce monde en chemin, quel choc ! », lance Chantal Lamothe, qui ne s’attendait pas à rencontrer, par exemple, des marcheurs venus d’aussi loin que la Corée ou Taïwan. « Cette grande affluence m’a amenée à rentrer davantage dans ma bulle. » Compostelle, victime de son succès ? Le bureau des pèlerins de Santiago a décerné l’an dernier plus de 347 000 compostelas  (certificats de pèlerinage) – soit 20 200 de plus qu’en 2018 (en 1989 par exemple, seulement 5324 compostelas). On atteint des sommets durant les années saintes compostellanes, quand la saint Jacques (25 juillet) tombe un dimanche. Prochaine année jacquaire : 2021.

 

« La foule ne me dérangeait pas, car je me sentais membre d’une grande famille. Je ne connaissais pas les autres marcheurs, mais tous nous foulions le même chemin, traversions les mêmes épreuves », témoigne Suzie Couture. « Il doit y avoir quelque chose de plus grand que nous qui nous réunit tous, de plus grand aussi que la simple aventure physique. En observant les gens, je me demandais quelle pouvait bien être leur quête. Marchaient-ils pour les mêmes raisons que moi ? », se demande Chantal Lamothe.

 

Préparation

Au-delà de son caractère européen, Compostelle est patrimoine mondial de l’humanité (UNESCO). « Ce que tu as de tes pères, tu dois le regagner pour qu’il t’appartienne », écrivait Goethe. Les institutions européennes s’activent précisément à dresser l’inventaire de l’héritage des générations passées et de ce qui a relié les peuples. Compostelle a ainsi servi de déclencheur pour la création de 37 autres itinéraires culturels, le plus récent (2019) concernant Les Chemins de la Réforme, les voies du protestantisme. Tous ne sont pas forcément pédestres cependant.

 

Et nos pèlerines, comment s’étaient-elles préparées à l’aventure ? « J’ai planifié mon chemin comme je planifiais mes cours à l’école, avec des recherches, des lectures. Se préparer au plan physique et mental, c’est déjà être en route », affirme Suzie Couture. Toutes trois ont reçu l’aide de l’Association Du Québec à Compostelle, qui fait un travail remarquable, selon elles. L’organisme propose chaque semaine des marches en compagnie d’anciens et de futurs pèlerins de Compostelle, réunit aussi ceux qui en reviennent, y compris les déçus. Elle les accompagne dans la réadaptation à la vie d’après le Camino.

 

Par ailleurs, « on marche sur le Camino comme on est dans la vie », note Manon Sévigny, le tempérament de chacune se révélant au fil des kilomètres. Il leur a fallu environ 10 jours pour s’ajuster au plan relationnel, concilier les façons d’être et de marcher – Chantal plutôt colérique, Suzie, plutôt sanguine, et Manon, plutôt mélancolique.

 

Première à partir, expédiant son petit-déjeuner, Chantal marchait d’un pas déterminé. « Je m’aperçois maintenant que ma façon de me centrer sur la tâche de la journée ne me permettait pas toujours de profiter du moment présent. » Elles marchaient rarement en groupe, mais s’attendaient au refuge pour manger ensemble le soir.

 

Suzie Couture, elle, voulait tout vivre, quitte à faire un long détour, par exemple, pour aller manger de la poulpe dans un marché public. Ou pour attendre pendant une heure l’ouverture d’une petite église qu’elle tenait à visiter. Quant à Manon Sévigny, elle a l’impression, avec le recul, que leur aventure a peut-être souffert d’un excès de planification. « Les étapes étaient-elles trop longues ? Moi,  j’aurais davantage fait confiance au chemin. »

 

La route impose ses rituels, ses haltes régénératrices. Il y a aussi les rites que l’on choisit. Chantal Lamothe encourageait ses amies à vivre ensemble « le retour du soir ». Quand elles trouvaient un moment d’intimité, au dortoir ou au resto, elles se racontaient ce qu’elles avaient trouvé de plus difficile dans la journée, ce qu’elles avaient le plus apprécié aussi.

 

Et puis elles firent un jour LA rencontre du Camino, en la personne de Maria. Elle est massothérapeute au village de Terradillos de Los Templarios, à la fin du grand plateau de la Mesata.

À suivre.

 

 

*Suzie Couture, 59 ans, titulaire de classe pendant 17 ans. Retraitée depuis juin 2018; Chantal Lamothe, 61 ans, titulaire de classe pendant 18 ans. Retraitée depuis juin 2018; Manon Sévigny, ex-membre du conseil d’administration de l’École. Retraitée depuis 2010.

**Manfred Schmidt-Brabant, Le chemin aux étoiles. Des mystères anciens aux mystères nouveaux. Le secret du Camino pour Saint-Jacques-de-Compostelle, Éditions DGP.

***Il regroupe 47 États-membres. Le Canada et les États-Unis y ont un statut d’observateur.

****En référence aux travaux de l’historien Fernand Braudel.

 

Michel Dongois

 

 

 

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