17 Jan De la Société dans le monde – Être libre
Chers membres et amis de la Société anthroposophique au Canada,
Nous nous trouvons au seuil d’une nouvelle année. Jour après jour, la lumière prend le dessus sur la noirceur de la nuit, et à mesure que la lumière augmente, un sentiment fait jour en nous, l’espoir de pouvoir ressentir ce qui pourrait maintenant se réaliser. La désorientation occasionnée durant l’année qui vient de se terminer nous enveloppe, se serre autour de nous. Mais sa proximité voile le mystère de ce qui sera au cours de cette année qui vient de commencer.
Comme c’est le cas pour tous les seuils, nous flottons entre ce qui n’est plus et ce qui commence, entre les reliquats de nos expériences passées et les possibilités qu’ouvre un nouvel espace devant nous. Nous pouvons ressentir ce fait de ‘flotter entre les deux’ comme une invitation à envisager un nouveau début. Ou bien, nous pouvons reculer, hésiter devant ce nouveau commencement, nous y embourber. Conscients de notre expérience de l’année qui vient de se terminer, nous sommes justifiés à nous laisser envahir par ce sentiment d’hésitation. Nous pouvons ressentir que nous sommes sur le bord de la paralysie; mais nous pourrons également ressentir que l’espoir s’ouvre devant nous.
Ce sentiment ‘d’être entre les deux’ est l’essence de notre expérience devant toute porte d’entrée, devant tout seuil. Nous quittons ce qui nous est familier pour nous trouver devant ce qui n’a pas encore pris forme. Hésiter, se poser des questions – cela fait partie de cet état qui cherche à devenir processus. Et si nous ne faisons pas nous-mêmes le premier pas, nous restons emprisonnés dans ce processus de transition, sans accomplir ce qui veut se réaliser. Et en contemplant cette tension en nous-mêmes, nous reconnaissons qu’elle nous place devant un défi de taille. Nous le ressentons physiquement, comme si nous étions enchaînés, les mains liées. Nous sentons que nous ne sommes pas libres. Une fois que nous en prenons conscience, nous pouvons reconnaître que ce sentiment que notre liberté a été brimée fait partie du côté ténébreux de l’année que nous venons de vivre. C’est comme si les conditions qui nous ont été imposées au cours de l’année nous ont fourni la possibilité de réfléchir profondément à ce qu’est en réalité l’expérience de la liberté – nous demander si ce sentiment de liberté, au lieu d’être un état d’être, ne serait pas plutôt un processus, quelque chose auquel nous devons aspirer.
Au Goethéanum, l’expérience du seuil que l’on vit en s’approchant de l’entrée de la Grande Salle représente un tel processus. En montant deux étages par l’imposante cage d’escalier hélicoïdale, dont la forme même nous porte vers les hauteurs, nous nous élevons à partir des espaces lumineux du rez-de-chaussée pour nous laisser guider vers un endroit protégé, doucement éclairé, devant l’entrée de la Grande Salle. Cet espace ne peut accueillir que quelques personnes à la fois. Des portes magistrales en chêne massif sculpté marquent cet ‘espace entre-deux’. Et voilà que nous sommes arrivés, ayant quitté la trame des complexités de nos vies quotidiennes, loin au-dessus du paysage environnant, dans cet espace à l’éclairage tamisé. Derrière nous, et au-dessus de nous, le vitrail rouge-écarlate sur lequel est gravé le visage imposant qui nous fixe du regard. Devant nous, au-delà des grandes portes de chêne, il avait été prévu que la puissante présence du Représentant de l’Humanité rencontre notre regard. Mais cela, il faut que nous l’imaginions. Et il est important que nous l’imaginions. Car cela fait partie des interactions qui sont cruciales à la configuration même, au corps même, du Goethéanum.
Et comme c’est le cas chaque fois que nous nous trouvons devant un seuil, nous sommes invités à prendre une décision. Comment choisissons-nous d’entrer dans l’espace qui s’ouvre devant nous? Avec une attitude de calme intérieur, observant attentivement ce qui se révèle à notre regard? D’un pas sûr, confiants de ce que nous allons y rencontrer? Il y va ainsi lors de chaque moment de transition et, en effet, ce moment de décision est inséparable de l’expérience du seuil. Il s’agit de notre sentiment d’être, dans le monde sensible, un individu libre capable d’agir à partir de notre propre volonté. Rudolf Steiner nous incite à être conscients de la nature énigmatique de notre expérience de la liberté, car l’éveil d’une totale liberté sera le résultat d’une longue évolution, un processus dans lequel nous nous trouvons encore plongés à l’heure actuelle. L’âge qui a précédé le nôtre a eu comme élément central la quête du soi, la faculté de se tenir dans le monde comme un soi indépendant, libre de toutes les contraintes sociales qui ont fait que l’individu était autrefois défini par le contexte du monde dans lequel il vivait. Il a fallu des millénaires pour que l’humanité puisse surmonter peu à peu les définitions du soi fondées sur l’ethnicité, la culture, la religion, la famille, le clan, la tribu. Jadis, la communauté déterminait l’identité de l’individu. C’était donc la tâche essentielle de l’âge qui a précédé la nôtre que de surmonter ces entraves qui empêchaient que l’on fasse l’expérience de soi en tant qu’individu libre. Le sentiment d’être libre, d’être autonome, est de plus en plus imprégné en nous, et est inséparable de notre expérience de soi dans le monde actuel. Ce processus évolutif au sein de l’humanité représente une transformation si enracinée dans l’âme que nous en sommes venus aujourd’hui à identifier notre soi véritable avec cet individu indépendant qui veut se tenir librement devant le monde.
L’un des plus grands cadeaux que l’anthroposophie nous offre, c’est de nous fournir un contexte pour pouvoir poursuivre cette quête de la liberté. Elle nous oblige à reconnaître que nous nous trouvons à l’aube d’une étape complètement nouvelle de l’évolution de l’humanité vers la liberté. Nous voilà devant un nouveau seuil. Toute l’époque du développement de l’âme pensante est maintenant derrière nous. Et devant nous se tient l’immense tâche qui consiste à éveiller en notre âme un élément complètement nouveau, sans précédent – l’âme de conscience, l’âme spirituelle. Mais pour remplir les conditions nécessaires à la rencontre de ce nouveau seuil, nous devons faire face à une question fondamentale. Maintenant que nous avons accompli le trajet vers l’individualité libre, qu’est-ce qui a été réalisé en réalité? Quelle est la signification de cette expérience de la liberté, et qu’est-ce qu’elle exige de nous maintenant?
Comme c’est le cas pour toutes les étapes fondamentales de transformation, l’évolution ne s’arrête pas. Si nous essayons de préserver à tout prix ce que nous avons déjà réalisé, notre liberté individuelle, alors ce sentiment de liberté devient une contrainte. Nous tenons intensément à ce que cette ‘liberté’ soit au cœur même de nos ententes sociétales communes. Nous nous mettons sur la défensive, même violemment, lorsque nous sentons que ‘ma liberté à moi’ est soumise à des restrictions. Alors, comment jeter un pont entre tout ce qui a déjà été réalisé et ce qui cherche maintenant à émerger? Nous ne serons pas capables de saisir la portée de cette question sans faire face à la tension qui existe entre notre sentiment de soi personnel et cette énigme de la liberté.
Cette nouvelle étape dans l’évolution de l’humanité est devenue possible pour la première fois au XVe siècle. Dans un premier temps, la nouvelle âme émergente, l’âme spirituelle, a dû opérer une modification de l’âme de sentiment. Le cadeau de cette transformation de l’âme, c’est la Renaissance. Ensuite, l’âme de conscience, l’âme spirituelle, a effectué une transformation analogue au niveau de l’âme pensante. Ce processus nous a confié une nouvelle manière de voir le monde – la science. C’est aussi à cette même époque que trois nouveaux principes ont fait leur apparition dans la conscience collective, des principes qui avaient été cultivés pendant longtemps au sein des communautés spirituelles; maintenant, ils ont fait leur apparition dans la culture générale sous la forme des notions de liberté, égalité, et fraternité. Ils ont été d’abord introduits en tant que concepts qui pouvaient être peu à peu compris, des principes qui pouvaient guider le développement de nouvelles capacités intérieures une fois que les époques d’adaptation déjà mentionnées étaient révolues et que l’âme spirituelle pouvait alors commencer à s’épanouir. Cette transformation intérieure a débuté vers la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. Le terrain était ainsi propice pour que Rudolf Steiner puisse introduire et cultiver l’anthroposophie.
L’anthroposophie devient alors le guide qui nous permet de faire s’épanouir en nous cette troisième essence de l’âme. Rudolf Steiner décrit comment ce processus ne se déroule pas de manière linéaire, comment il représente, à l’instar de toute transformation importante, une réorganisation fondamentale de notre vie d’âme. Ce qu’il faut, c’est une involution du fonctionnement de l’âme pensante. En effet, du point de vue de l’âme pensante, nous vivons les notions de « liberté, égalité et fraternité » par rapport à nous-mêmes. L’âme pensante est ainsi faite qu’elle pose la question de la manière suivante : comment ces principes m’affectent-ils personnellement? Avec l’émergence de l’âme spirituelle, l’orientation se trouve entièrement transformée – l’orientation devient ‘l’autre’. Et le défi que l’âme spirituelle nous lance est : comment est-ce que mes actions empiètent sur ta liberté à toi, sur ton sentiment d’égalité, sur ta capacité de te sentir réellement comme mon frère ou ma sœur? Ce qui était centré sur moi-même est maintenant centré sur l’autre. Mais il ne s’agit pas ici de ressentir de la sympathie pour l’autre, ou même de l’empathie; il s’agit de devenir l’autre. Comment est-ce que le fait de tenir obstinément à ma liberté personnelle m’enchaîne, m’emprisonnant dans un mode d’être qui voudrait se transformer?
Au cours de cette dernière année, nous nous sommes trouvés maintes et maintes fois confrontés à cette situation. Nous avons été obligés de vivre cette question. Est-ce que l’extrême perturbation de nos modes de vie habituels nous aurait offert la possibilité de pratiquer cette nouvelle capacité? Est-ce que nous avons cherché à vivre ce que l’autre vit, non pas au niveau de la pensée ou du concept, mais faire en réalité l’expérience de l’impact de ce que je réclame pour moi-même peut avoir sur l’autre?
Le chemin est long qui mène vers un état où cette capacité vivra enfin en nous. En même temps, pouvons-nous voir que c’est la situation mondiale, c’est tout ce que nous avons vécu pendant l’année qui vient de se terminer, qui nous donne, et continuera à nous donner, la possibilité de faire le premier pas en vue d’un mode de vie qui, pour l’instant, est presque impossible à imaginer?
Bert Chase
Secrétaire général pour le Canada
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