Quand Michaël revit dans le paysage européen – Michel Dongois *

Quand Michaël revit dans le paysage européen – Michel Dongois *

                     Cathédrale

Cet article est né d’un émerveillement. Celui de voir renaître les chemins menant au Mont-Saint-Michel, les anciens « chemins du Paradis ». Sept sont balisés à ce jour, dont celui de Chartres. J’ai emprunté ce dernier en septembre, gagnant à pied le Mont depuis le portail royal de la cathédrale. Histoire de relier deux fleurons de notre civilisation, tout en renforçant mon lien à l’Archange à qui je dois mon prénom.

                 Départ-Chartres

Dans la brume qui se levait sur l’Eure, je me suis mis en route au matin du 11 septembre. « Tu vas ré-axer ta vie, en marchant de la naissance à la mort », m’indique mon hôte chartrain qui m’accompagne sur les premiers kilomètres. L’esprit même de chacun des deux sanctuaires, comme nous le verrons plus loin, évoque en effet un parcours reliant les mystères de l’Incarnation** et de la mort. Il mène de l’aube au crépuscule en somme, d’Est en Ouest.

J’ai suivi d’assez près l’itinéraire que suggère l’Association des chemins du Mont-Saint-Michel. Frustré de perdre de vue le balisage dans les champs et les forêts, j’empruntais parfois des routes secondaires, plus directes, voire des départementales. L’itinéraire de la Véloscénie, véloroute qui relie depuis 2012 Paris au Mont, via Chartres, me guidera parfois aussi dans ce que j’ai vécu, tour à tour et en même temps, comme une marche, une randonnée, un pèlerinage.

Trois semaines en chemin – 320 km, 17 jours de marche – m’ont laissé un goût de pur bonheur, le soleil et une belle lumière m’accompagnant presque toujours. Luxe suprême, je n’avais ni cellulaire, ni ordi, aucun écran. Simplement un sac à dos d’à peine huit kg. Et pour rester en lien avec ma famille au Canada, la bonne vieille correspondance.

Sites michaéliques

L’Association, créée en 1998, promeut les chemins montois et bâtit un réseau européen des sites michaéliques. Parmi eux, et habituellement situés sur des promontoires, mentionnons le Monte Gargano, sanctuaire primitif de l’Archange en Occident, et la Sacra di San Michele, en Italie; The St-Michael’s Mount et Skellig Michaël, dans les Îles britanniques. Elle contribue à raviver la mémoire michaélique, à Bruxelles aussi, et jusqu’en Finlande. Très marquée en France, la présence de Michaël (abbayes, chapelles, églises) se conjugue parfois avec celle de Compostelle, comme à l’église Saint-Michel D’Aiguilhe, près du Puy-en-Velay, d’où part l’un des quatre grands chemins vers Santiago. Le pèlerinage à l’Archange est antérieur à celui de Compostelle.

La cathédrale de Chartres honore les mystères de Marie, ceux de la vie et de l’incarnation, de l’Éternel féminin, selon René Querido**. Elle abrite la chemise, ou voile, de la Vierge, qu’elle portait, dit-on, à la naissance de Jésus et qui le protégeait. « Chartres est devenue un vêtement pour Marie-Sophia. » À partir du moment où Marie donne naissance à l’Enfant Jésus, poursuit l’auteur, chaque être humain acquiert la capacité de renaître. « Cet enfant est, en chacun de nous, le potentiel du soi le plus élevé qui cherche à émerger », sous la protection de l’Archange. Cette seconde naissance, René Querido la nomme « naissance michaélique ».

Les pierres d’attente

Auguste Rodin s’émerveillait devant Chartres, « notre Cathédrale splendide entre toutes ! N’est-ce pas l’Acropole de la France ? » Une cathédrale priante, que visitent nombre d’anthroposophes allemands, selon mon hôte. Je déambule dans le temple, élevant sans cesse le regard. En visitant le grand comble, je note la présence de « pierres d’attente », destinées à servir d’assise à plusieurs flèches, la cathédrale devant évoquer la Jérusalem céleste. Seules deux ont été élevées. Cette attente, qui est aussi espérance, me confirme que je suis sur la bonne voie. Les pèlerins de Saint-Michel, les miquelots, n’avançaient-ils pas vers le Mont comme vers la Jérusalem céleste, image du ciel sur la terre ?

Situé à l’Occident, au soleil couchant, le Mont évoque plutôt l’excarnation, la foi dans la survie dans l’au-delà. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre Victor Hugo, pour qui le Mont est à la France ce que la Grande Pyramide est à l’Égypte, et à l’Océan, ce que Khéops est au désert ? Un gardien du seuil, ce « mont Saint-Michel au péril de la mer », selon l’appellation médiévale. Un adage me revient en mémoire, qui reconnaît trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui naviguent en mer. Toujours en mouvement, le pèlerin participe, pour un temps, de la troisième catégorie.

J’avais au coeur ces imaginations et en main, le Carnet du Miquelot distribué par l’Association. Je le faisais tamponner à chaque étape, ce qui me donnait une motivation supplémentaire à bien conscientiser mon trajet.

Au premier soir, une dame me fait visiter l’église de Neslay-le-Grenet et ses fresques. La danse macabre, l’une des mieux conservées d’Europe, y souligne « le dit des trois morts et des trois vifs ». Trois squelettes dressent à trois chevaliers pimpants l’implacable constat : « Nous avons été ce que vous êtes, vous serez ce que nous sommes. ». Comme pour adoucir l’inexorable, la dame me montre une émouvante croix de pierre médiévale à double face, figurant le Christ au recto et la Vierge au verso. 

Aller vers l’autre

La longue randonnée renvoie aux besoins de base, manger, dormir. Elle rend vulnérable, avec le souci constant de confirmer le chemin, de demander de l’eau, d’aller vers l’autre. Je profite des cafés pour faire une pause, prendre le pouls du pays traversé, me renseigner sur l’hébergement. Difficile de réserver longtemps d’avance, quand la progression dépend en grande partie du temps qu’il fait. Offices de tourisme et secrétariats de mairie seront là pour m’aider. C’est fou comme le moral revient vite, une fois acquise la certitude d’avoir un endroit où dormir ! La route s’ouvre à nouveau à la découverte, à la joie de la rencontre.

Que de fois m’a-t-on lancé : « Bon courage ! ». Ma réponse fuse, invariable : « Où est le courage à faire ce qu’on aime  ? » Pour me permettre de nomadiser un temps, d’autres doivent accepter d’être sédentaires. Ma reconnaissance va ainsi aux boulangeries-pâtisseries, souvent seuls commerces encore actifs, comme dans plusieurs villages de l’Orne. J’y trouverai le sandwich pour la journée. Dois-je avouer qu’à l’occasion, j’ai abusé des flans et autres babas au rhum ?

Spiritualité routière

La marche au long cours menée dans de bonnes conditions est un véritable hymne à la vie. Elle suscite l’amour du monde qui nous entoure, aiguise le regard, favorise la fluidité et la créativité des idées. Surtout, elle rend perméable aux rencontres, parfois avec humour. Comme cette dame très âgée, fière de me montrer l’église de Livaie. Native de la commune voisine appelée « Le Cercueil », elle se dit assurée d’y retourner un jour !

Des gens se confient, racontent leur vie, disent leur joie, ce qui les préoccupe. Ils me demandent parfois de prier pour eux ou pour un être cher, de penser à eux une fois parvenu au Mont. En retour, je leur raconte mon histoire. L’aspect éphémère de la rencontre semble nourrir une intimité temporaire certes, mais qui bien souvent va à l’essentiel. Dans un court moment, beaucoup peut se vivre. N’est-ce pas cela aussi, la spiritualité routière ?

À plusieurs reprises je touche du doigt par ailleurs des manifestations de piété plutôt passives. Je reçois en cadeau, outre des conseils spirituels, plus d’une image pieuse de Marie, un chapelet de saint Michel, les références de la Sainte Messe de Catalina, et même un portrait de Kateri Tekatwika, la sainte Iroquoise. 

J’essaie de concilier cette dévotion sincère avec la pensée de Rudolf Steiner, inscrite en évidence dans mon journal de bord. Il n’existe qu’une seule manière de conquérir les forces de Michaël, selon lui . « Il faut que l’homme se fasse lui-même, de son plein gré, de toute sa volonté aimante, l’instrument des forces spirituelles divines. Car les forces de Michaël ne veulent pas des suppliques de l’homme, elles veulent que l’homme se fasse son allié. » Michaël répond, ajoute-t-il, dès que l’homme a lui-même pris la résolution et la décision d’agir. « Ce sont les actes qui sont les questions à Michaël et c’est aux actes qu’il répond. » 

Se mobiliser

Des actes. Vivre un travail conscient avec l’Archange en marchant vers son sanctuaire en est un, certes symbolique. Se mobiliser — redevenir mobile — constitue un premier pas, en fidélité à la triple exhortation du Christ : lève-toi, prends ton grabat et marche. Et comme pour m’en prouver la sagesse, voilà qu’à Domfront, et contre toute attente, une dame âgée, qui accueille rarement des pèlerins, m’hébergera trois jours durant. Oui, elle a hésité à ouvrir sa porte, ses amies la jugeant malavisée de recevoir des étrangers. Mais l’appel de la rencontre l’a emporté. Nous aurons de riches échanges, je l’aiderai à de menus travaux de jardinage, à ramasser les châtaignes. En la quittant, j’emporterai un peu de son destin et lui aurai partagé un peu du mien.

Je me lie par ailleurs, chemin faisant, à l’esprit royal de la France, redécouvrant les richesses de sa civilisation. Elles s’expriment partout, dans le paysage et le bâti. À Domfront encore, l’histoire rappelle les temps où la France et l’Angleterre étaient « unies », tout en se combattant, en Normandie et ailleurs. À Mortain, je monte jusqu’à la petite chapelle Saint-Michel, d’où j’aperçois au loin la silhouette floue du triangle du Mont. L’oratoire confine à la cote 314, où soldats allemands et américains s’entretuèrent à l’été 1944. Non loin encore, à la frontière de l’Orne et de la Manche, la Fosse Arthour, où Guenièvre et le roi Arthur se seraient noyés.

                               La Merveille

Après le relief valloné du Perche et quelques dizaines de kilomètres sur la Voie verte, j’arrive en douceur au Mont, le 2 octobre. Dieu merci, le pont-passerelle aménagé pour les piétons a remplacé les hideux parkings qui défiguraient l’accès à la Merveille. Je m’empresse de gagner l’Office de tourisme, où j’obtiens le diplôme de Miquelot, sur la foi de mon carnet dûment tamponné. Un couple de cyclistes australiens, qui a aussi fait le pèlerinage, se réjouit avec moi.

                                 Arrival

Cinq jours durant j’expérimente le Mont du jour et celui de la nuit, celui des foules et celui du silence habité. Beauté mystique de l’Office des laudes, quand la fureur de la pluie et le hurlement du vent cherchent à enterrer les voix priantes des humains. Moments forts de recueillement, teintés de fantasmagorie aussi, lorsqu’il s’agit de grimper, à la lumière de la lune, les 300 marches qui relient l’hôtellerie monastique à l’abbatiale.

La pesée des âmes

Michaël, en hébreu, signifie « Qui est comme Dieu ». Une forme affirmative, du moins c’est ce que je pensais. Or, voilà que je trouve aussi, dans divers documents, la forme interrogative. « Qui est comme Dieu ? » Porter aussi un prénom interrogatif m’interpelle. La question laissant chacun libre de trouver lui-même la réponse reste donc ouverte. D’emblée, j’y vois une convocation, une invite à se ranger aux côtés du Christ, via l’Archange.

Michaël est surtout connu comme le guerrier qui terrasse le dragon. Au Mont, cette image prédomine. Quel dragon, au fait ? Lucifer, Ahriman ? On l’évoque moins en tant que guide qui escorte l’âme au passage de la mort. L’Église catholique le sollicite dans la prière des agonisants comme avocat de l’âme quittant le monde. J’ai cherché l’image de Michaël procédant à « la pesée des âmes » lors du Jugement dernier (fonction psychopompe). Je n’en ai vu que deux représentations. Celle, discrète, figurant sur un autel de l’église paroissiale Saint-Pierre; Pierre est associé à l’Archange comme gardien des portes du ciel. Celle aussi sous la forme d’une statue en bois polychrome du 15e siècle, placée à l’entrée du choeur dans l’abbatiale.

                  Statue-Michaël

Cette statue, je l’ai longtemps contemplée. Michaël y réunit ses deux fonctions – protecteur collectif comme guerrier, guide individuel au moment de la mort -, ce qui est plus conforme, semble-t-il, à l’iconographie ancienne. Tenant la lance et la balance, il exerce sa double tâche avec une douceur presque maternelle, dans un combat sans haine. Par le rappel de la balance, il semble nous exhorter aussi à mettre de l’ordre dans notre destinée. Serons-nous évalués sur l’effort fourni ? Pas seulement, me confie une pèlerine à qui la statue « parle » aussi. Elle me rappelle la parabole des ouvriers de la 11e heure, où intervient également la grâce divine.

Vocation maritime

Je décide d’aller admirer le Mont depuis le nouveau barrage qui régule les eaux du Couesnon, fleuve départageant la Normandie de la Bretagne. Des travaux gigantesques ont désensablé les abords du Mont, l’eau y circule à nouveau, avec le libre jeu des marées. Voilà une preuve que l’homme peut réparer ce qu’il a abîmé, affirma en substance le président François Hollande à la fin du chantier, en 2015. 

Tout comme Chartres avec Fulbert et d’autres*, le Mont était jadis un centre majeur de diffusion des connaissances. Son scriptorium et sa bibliothèque rayonnaient au Moyen Âge. Le Scriptorial d’Avranches conserve aujourd’hui les manuscrits et autres documents qui valurent à l’abbaye du Mont d’être qualifiée de « Cité des livres ». Pour souligner ce prestige et le travail de calligraphie des moines copistes, on a gravé sur le garde-corps du barrage les lettres de quatre alphabets (latin, grec, hébreu, arabe). Histoire de reconnaître l’entrelacement des cultures occidentales et orientales.

                  Mont-St-Michel

Le Mont a 1300 ans. La légende veut que l’Archange s’y soit repris à trois fois, en l’an 708, pour convaincre Aubert, évêque d’Avranches, de lui élever un sanctuaire sur le mont Tombe. Il le toucha de son doigt de lumière, d’où le crâne perforé, conservé dans une église de la ville. Je songe à Michaël et à l’intelligence cosmique descendue sur Terre, au labyrinthe de Chartres aussi, qui rappelle, entre autres interprétations, les circonvolutions du cerveau. 

Récapituler

Puis, de la terrasse de l’abbaye, je récapitule mon propre « chemin du Paradis », avec son chapelet d’étapes et de personnes rencontrées. Je revois les statues, l’imagerie des vitraux de Chartres, la plaine de Beauce et sa terre desséchée, dont la poussière semblait un prélude au désert, la mystique forêt des Andaines, le bocage normand.

Je revois aussi les flèches de Chartres, surmontées des symboles de l’Apocalypse, la Femme solaire, le croissant de lune. Ces mêmes forces ne sont-elles pas reflétées au Mont dans le jeu lunaire des marées, que semble ordonner le rayonnement solaire émanant de la statue de l’Archange ? Frôlant le ciel de son épée flamboyante, il culmine à 156 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Avant de quitter le Mont, je tombe sur un livre intitulé Le pèlerinage retrouvé, de Jean-Jacques Antier. Le pèlerin vit sa vie à l’envers, note l’auteur, laissant derrière lui ce qui est vieux, ses vieilles habitudes, pour courir vers la jeunesse éternelle sur le chemin du renouvellement. « Plus il avance dans la vie, plus il rajeunit, sa jeunesse n’étant pas derrière, mais devant lui. Car cette route à l’intérieur de lui-même le rapproche de la source de vie, qui est le Christ. » Et Michaël est une voie royale vers le Christ. Comparer ainsi le chemin du pèlerin à un rajeunissement me rappelle ce que dit Rudolf Steiner du corps vital, qui, à l’inverse du corps physique, naît vieux pour rajeunir dans sa marche vers le grand âge.

Que notre époque renoue avec le patrimoine michaélique participe du vaste exercice d’inventaire des valeurs de la culture européenne. Il s’intensifie à mesure que s’accélère notre descente dans l’univers virtuel. Un autre itinéraire européen, celui des Templiers, est en préparation (France et Portugal). Le département de l’Aube est intimement lié à la naissance de l’ordre du Temple; la commune de Tomar abrite le dernier siège templier provincial d’Europe. L’Aube et Tomar, alpha et oméga de l’histoire des Templiers, selon les idéateurs du parcours.

Quant à l’Archange, je n’oublie pas qu’il a franchi l’Atlantique. J’irai recueillir un jour l’ultime tampon de mon Carnet du Miquelot à Saint-Pierre-et-Miquelon, à la frontière canadienne. Mais pas à pied.

*Journaliste à la retraite. Membre de la Société anthroposophique au Canada.

**L’Âge d’or de Chartres, L’enseignement d’une École des Mystères et l’Éternel Féminin. René Querido, Éditions de Mortagne. L’auteur s’inspire des indications données par Rudolf Steiner sur Chartres.  

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2 Comments
  • Claude Gendron
    Posted at 10:31h, 30 janvier Répondre

    Ton article est très stimulant, inspirant Michel ! Cette mémoire imagée du chemin parcouru vers le Mont St-Michel est d’une beauté et d’une poésie qui tranchent avec la platitude des raccourcis qui submergent notre époque avec ses Facebook, Twitter et autres nuages. J’éprouve déjà une joie anticipée à l’idée de lire les grands moments du « chemin des Templiers » que tu parcourras bientôt.

  • Dongois Michel
    Posted at 11:38h, 09 mars Répondre

    Merci beaucoup Claude. Et vive la marche !
    Bonne journée à toi.

    Michel

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