25 Mai Entrevue avec Paul Hodgkins Geraldine Snowden et Robert McKay Décembre 2019 Deuxième partie
Alors, nous avons inscrit notre fils à l’école, et Philip m’a demandé de prendre la classe d’un professeur qui était en congé de maladie. Comme Philip dirigeait une formation continue pour les professeurs, j’ai commencé à y participer, et l’année suivante j’ai fait mon stage officiel. On m’a ensuite offert la classe de première année. C’était le seul groupe scolaire que j’ai accompagné pendant un cycle complet de huit ans. Je suis donc devenu membre du personnel enseignant de l’école et Philip était mon mentor. Quand je lui posais une question, il avait l’habitude de répondre : « À quoi est-ce que cela servirait que je te réponde ? Va donc le découvrir toi-même. Efforce-toi de trouver la réponse, car c’est le fait de chercher qui enseigne et non pas les réponses. » Je me souviens d’une fois où il m’a demandé comment ça allait, et où je lui ai répondu que j’éprouvais quelques difficultés au niveau de la gestion de classe. Il m’a demandé alors : « Bon, a tu bien préparé tes leçons ? » C’était bien sûr une question rhétorique. Il savait très bien que je n’avais pas été suffisamment préparé.
Ensuite, il y a 24 ans, nous nous sommes installés à Richmond Hill, où j’ai travaillé à temps partiel comme professeur à la Toronto Waldorf School, puis à la Halton Waldorf School, et puis de nouveau comme professeur suppléant à l’école de Toronto. Je crois qu’ils auraient voulu que j’assume un poste de professeur à temps plein, mais Arlene Thorn faisait de la pression sur moi pour donner des cours pour adultes. Nous avions de la difficulté à couvrir les frais de scolarité de nos enfants. Arlene a dit qu’elle trouverait moyen de me faire gagner suffisamment d’argent pour payer les frais scolaires si j’acceptais d’abandonner mon travail de professeur à l’école.
À un certain moment durant l’époque où je commençais à travailler uniquement avec des adultes, je participais à un groupe d’étude où nous travaillions La Philosophie de la liberté. J’ai reçu un appel de Timothy Cox, qui travaillait alors au Rudolf Steiner Centre, me demandant si j’accepterais de donner un cours sur La Philosophie de la liberté. J’ignore comment il avait appris que notre groupe étudiait ce livre. La veille de notre conversation téléphonique, j’en étais venu à me rendre compte que je n’étais pas du tout libre et que mon cerveau était bourré de connaissances complètement inutiles. J’avais mis de côté tous mes autres systèmes de croyances – Platon, les sciences, le catholicisme, le bouddhisme; je les avais tous remplacés par un système grandiose de croyances anthroposophiques, mais je n’étais toujours pas libre au niveau de ma pensée.
Dans un certain sens, j’avais une jambe de chaque côté de la rampe du balcon ! Lorsque Timothy m’a demandé si je pouvais assumer un cours sur la Philosophie de la Liberté trois matinées par semaine, j’ai immédiatement répondu oui. En raccrochant le récepteur, je me suis demandé : « Mais qu’est-ce que je viens de faire là ? » J’ai donc eu besoin d’étudier le volume en profondeur, et grâce à ce travail, j’ai vécu une sorte d’éveil. J’ai pris conscience du fait que j’étais un être d’essence spirituelle. Et pour dire les choses brièvement, j’ai donné le cours et suis devenu célèbre du jour au lendemain ! Était-ce possible que quelqu’un quelque part soit assez naïf pour croire pouvoir donner un cours sur La Philosophie de la Liberté ? En effet, c’était le livre que personne ne comprenait. Mais voilà, je m’étais lancé.
J’ai commencé alors à donner de plus en plus fréquemment des cours pour adultes. Wendy Brown, qui venait d’inaugurer le programme des cours d’introduction du Centre, m’a demandé de me présenter un matin pour parler de La Philosophie de la Liberté, ce que j’ai fait. L’année suivante, elle m’a demandé de faire partie du comité de direction des cours d’introduction. Ce comité se réunissait toutes les semaines pour élaborer le programme de ces cours. À la longue, je suis devenu une figure-clé au sein du comité. C’était il y a une quinzaine d’années.
Depuis cette époque, j’ai fait très peu d’autres études. Il fallait que je vive quelque chose qui soit spirituellement vrai. Voilà que les idées avaient acquis une existence réelle et je pouvais faire l’expérience du penser comme étant l’activité spirituelle essentielle. Goethe était le premier phénoménologue moderne. Il observait avec un esprit ouvert. Il ne tirait pas de conclusions. Lorsqu’on observe les phénomènes avec un esprit ouvert, on invite le véritable sens de la chose à approcher à partir du spirituel et à se lier à ce qu’on observe sur le plan matériel. C’est de cette manière que Goethe a découvert la plante primordiale. Si on ne garde pas l’esprit ouvert, notre propre penser vient déranger cette invitation que nous lançons à l’essence de la chose de se montrer à nous, non pas venant de la plante perceptible par les sens mais venant du monde de l’esprit. Cet ouvrage de Steiner, La Philosophie de la liberté, décrit aussi une phénoménologie, mais le phénomène que l’on observe est le penser lui-même. Et ce penser est de tous les phénomènes le plus important ! Voilà ce qui a constitué ma pratique à moi.
R. M. Pourriez-vous parler un peu du rôle du sentiment dans ce genre d’observation ?
P. H. La vie du sentiment est bien là, mais elle se cache subtilement derrière notre penser et se manifeste dans notre sens de la vérité. En effet, quand nous nous efforçons d’observer de la manière que l’on vient d’expliquer, nous dépendons de notre sens de la vérité. Notre sentir peut confirmer la vérité de ce qui vient vers nous à partir du monde spirituel.
Les gens ont l’habitude de faire le lien entre l’intuition et le sentiment, et dans le fond ils ont raison. Lorsqu’on acquiert une connaissance intuitive, c’est le sentiment qui nous indique si oui ou non cette connaissance est vraie. Ce n’est pas purement une certitude intellectuelle. Une connaissance intuitive ainsi vécue suscite la certitude que l’on fait l’expérience de la vérité. Mais, bien sûr, il faut faire attention. Certains individus ne recherchent qu’une expérience réconfortante. Et c’est un piège, car cela ne vous renseigne que sur vos propres antipathies et sympathies. Non, tout cela demande beaucoup de pratique.
En réalité, pour travailler avec l’observation goethéenne, il faut reprendre l’exercice maintes et maintes fois. Prenons comme exemple le fait de contempler quelque chose de difficile dans sa propre vie. L’observation en question peut produire en premier lieu une pensée, une intuition morale, mais elle n’acquerra de la chaleur qu’au bout de maintes tentatives. La chaleur provient du cœur, qui est l’organe régulateur de la configuration de la chaleur, du système calorique. Cet effort répété attire graduellement l’intuition morale, qui est une pensée, dans la sphère du cœur. C’est ce qui est en réalité la pensée du cœur. Là, une fois imprégnée de chaleur, lorsque l’intuition morale se trouve dans la région du cœur, elle peut devenir un incitatif à l’action. Elle agit alors sur le sentiment et la volonté et favorise l’action morale. Vous pouvez alors tenter d’accomplir un acte moral. Mais cela ne fonctionne pas toujours. On peut se rendre compte que l’on s’est trompé et que l’on doit recommencer tout le processus. Vous voyez ainsi qu’il s’agit d’une démarche en trois étapes. Selon La Philosophie de la liberté, les trois étapes sont : l’intuition morale, l’imagination morale, et l’acte moral. Dans le livre Comment acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs, ou l’Initiation, les étapes se nomment imagination, inspiration, et intuition. Celle du milieu est donc celle qui nous inspire. Ce sont les forces du cœur qui nous inspirent.
Dans mon travail comme professeur pour adultes, il ne s’agit pas des mêmes phénomènes que Goethe observait. Je me suis efforcé de transférer cette méthode d’observation en ressentant moralement les besoins du groupe d’individus que j’avais devant moi. Ces efforts m’ont obligé à travailler aussi sur moi-même. J’ai découvert que la cause de tous les maux, c’est l’immoralité, et que la guérison de tous les maux, c’est la moralité. Maintenant que la mort s’approche, je vois qu’au cours de ma vie, je suis loin d’avoir été moral. Très loin. Je ne veux pas dire que j’ai été un monstre d’immoralité comme Staline ou quelqu’un du genre, mais souvent, à une plus petite échelle. Or, j’ai encore beaucoup de chemin à faire avant d’être réellement un être moral. Et qui plus est, je ne peux pas le faire tout seul.
Dans mes cours d’introduction, j’ai souvent dit que ce qui était vécu autrefois comme étant du domaine de l’esprit se vit de nos jours à l’intérieur de l’être humain. Donc, ce n’est pas l’être humain qui devient spirituel, mais plutôt l’esprit qui devient humain. …Qu’est-ce que j’étais en train de dire ?… Ah, oui … le principe organisateur derrière ce dont nous faisions l’expérience jadis, toutes les expériences d’ordre spirituel, tous ces êtres spirituels qui se manifestaient devant nous autrefois – le principe organisateur derrière tout cela, c’est le Christ. Le spirituel doit dorénavant éprouver sa propre existence dans l’être humain, pour que l’être humain puisse devenir réellement humain de la bonne manière. On pourrait peut-être l’exprimer ainsi : « Je ne peux pas devenir un être moral. Pas tout seul. J’y arriverai uniquement en me disant, à l’instar de Paul : pas moi, mais le Christ en moi. » Mais c’est uniquement grâce à notre effort soutenu que nous pouvons inviter le Christ à nous habiter. Cela doit fonctionner dans les deux sens.
Comme le disait Saint-Paul, je sais ce que je devrais faire, mais je ne le fais pas. Je sais ce qui est le bien, mais je ne suis pas bon. Ensuite, il dit : « pas moi, mais le Christ en moi. » Cela ne veut pas dire que l’on élève sa conscience au niveau de celui du Christ. Certaines personnes voudraient que l’Être du Christ soit un homme pourvu d’une conscience supérieure. Or, ce n’est pas le cas. Dans le Christ, une conscience divine est descendue dans un être humain. D’une certaine manière, c’est quelque chose que nous pouvons prendre en nous pourvu que nous soyons suffisamment moraux pour l’assumer. Alors, cela peut se manifester dans l’individu. Tout cela est très compliqué pour moi, pour mon petit esprit !
Considérons la plante primordiale de Goethe – la plante archétypale. Elle n’existe que dans une seule forme en tant qu’archétype, mais se manifeste d’innombrables façons. Elle se révèle dans toutes les plantes imaginables. Et il en va de même de l’Être du Christ en tant que Logos de l’humanité. Il peut se manifester individuellement dans un nombre inimaginable d’individus humains. Et cela ne vient de commencer. On en est au début d’un aboutissement éventuel où nous manifesterons chacun ce Logos christique d’une manière individuelle.
Mourir ne me dérange pas du tout, mais, comme je l’ai évoqué plus tôt, le fait d’être mort m’incommode ! Je vais devoir me confronter et confronter mon immoralité, et en même temps mon manque de conscience éveillée. Dans le monde spirituel après la mort, vous finissez par rencontrer des êtres spirituels qui pensent en vous. Vous voyez votre incarnation à leurs yeux. Plus on réussit à rester éveillé durant de processus, mieux c’est. J’ai l’impression que je ne serai pas très éveillé là-bas. Ces derniers temps, j’ai ressenti pas mal de dégoût envers moi-même. Mais pas de manière morbide. Je ne suis pas enclin à concevoir la chose avec morbidité. Je suis prêt à assumer mon karma. Je veux essayer de réparer ce que je n’ai pas fait comme il faut et en supporter les conséquences au mieux de mes capacités, même si cela me cause de la souffrance. Mais tel que je me connais, je ne le ferai pas toujours. En jetant un regard sur ma vie passée, je vois là où j’ai choisi de ne pas faire ce qu’il fallait faire. Chaque cas d’immoralité révèle un effort dépensé pour éviter de prendre conscience de l’esprit. Ma vie a été remplie de beaucoup d’immoralité sous forme de mesquinerie, dans mes pensées et dans mes actes. Des mensonges, et ainsi de suite. Nous avons tous commis ce genre d’immoralité mesquine. Quand je prends le temps d’y penser, je vois que ces gestes s’accumulent, s’accumulent, s’accumulent. Je vois toute une vie remplie de telles actions.
J’ai acquis quelques connaissances anthroposophiques et je suis devenu assez habile à ce niveau, mais je sais que je vais revenir. Et j’ai l’impression que nous reviendrons ensemble. Quand j’étais malade au Vietnam, je pense que Rudolf Steiner est venu vers moi ! Il s’est approché de moi, et j’ai eu l’impression qu’il nous vouait tous un amour inconditionnel – un amour pour les plus démunis parmi nous qui vivons sous sa garde, ou plutôt qui suivons le chemin qu’il a indiqué. Car derrière lui j’ai vu la silhouette du grand représentant de l’amour inconditionnel.
Je crois qu’il est en train de réunir une légion d’adeptes – j’évite d’utiliser le terme « armée » – pour, dans un certain sens, mener une lutte. Il y aura une forte impulsion matérialiste qui devra être contestée. Je pense que nous devrons tous revenir pour y participer, et que la lutte ne sera pas aisée. J’ai la certitude que nous reviendrons tous.
Robert, tu en a parlé à l’occasion. Tu as dit que tu vois la voie de la méditation comme étant une sorte de travail d’équipe.
R. M. : Oui, cette idée m’est venue avec netteté après avoir assisté aux drames-mystères à Ann Arbor. Nous travaillons ensemble sans en être conscients. Dans une incarnation, on se heurte contre un individu avec lequel on a de sérieux différends, et dans la prochaine incarnation, c’est justement cet individu qui nous donne la possibilité d’accomplir une tâche décisive. Nos destinées sont profondément entrelacées. Donc, comme tu le dis, chaque pas que nous faisons pour confronter notre immoralité, chaque effort que nous faisons pour nous améliorer – nous le faisons non pas seulement pour nous améliorer personnellement, mais nous le faisons pour le bien de toute l’équipe.
P. H. : C’est ce que moi aussi, j’ai retenu du premier drame-mystère. J’apprécie particulièrement le dernier tableau du premier drame où les personnages se réunissent et parlent des contributions qu’ils vont apporter, alors qu’on sait très bien qu’ils vont se retrouver encore une fois sur terre et qu’ils vivront encore une fois des conflits. Mais oui, je suis d’accord pour ire qu’il est juste de dire que la personne avec laquelle j’ai des conflits rend possible ma propre destinée… que nous sommes effectivement une équipe.
R. M. : C’est pour moi un grand honneur, monsieur, que de faire partie de votre équipe !
G. S. : Avant de terminer, je tiens à dire combien le fait de t’avoir eu comme professeur pour les cours d’introduction a été important pour moi, car grâce à toi j’en suis venue à développer un amour pour Rudolf Steiner. La lecture de ses ouvrages a été tout simplement étonnante. Je me rends compte, alors que je continue de lire, que quelque chose de subtil est en train de se passer, des changements dans ma façon de penser et de ressentir. Je tiens à te remercier de m’avoir rendu cela possible.
P. H. : Et moi, je te remercie de me le dire.
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