La Société dans le monde: Cultiver la vie de l’âme  

La Société dans le monde: Cultiver la vie de l’âme  

 

Chers membres et amis de la Société anthroposophique au Canada, 

 

En devenant membres de ce cercle, notre Société anthroposophique, nous nous sommes unis à une communauté d’individus qui partagent ce qui semble êtr1e une intention assez claire, celle de cultiver la vie de l’âme en nous-mêmes et dans l’ensemble de l’humanité. C’est en effet l’objectif de notre Société. Mais comment concevons-nous cette intention, et comment nous efforçons-nous de la réaliser aujourd’hui, un siècle après sa fondation ?

 

Qu’est-ce qui a été interrompu pendant ces deux années, lorsque nous n’avons pas pu nous retrouver en présence les uns des autres ? Qu’est-ce qui a été entravé, suspendu ? Comment saisir la nature de ce qui nous a été dérobé ? Nous avons tous connu le sentiment de perte occasionné par cette absence de la présence de l’autre. Nous avons exploré des moyens alternatifs aptes à permettre une forme de continuation. Est-ce que cette tension entre absence et présence, qui fait partie de notre vécu des dernières années, a quelque chose d’essentiel à nous révéler ? Comment saisir la vraie nature de la culture d’une communauté d’âmes ?  Quel serait le terreau fertile qui nous permettrait de faire prospérer les graines que nous voulons semer ?

 

En regardant cette situation en face, arrivons-nous à reconnaître la nature essentielle de cet univers d’âme ? Arrivons-nous à capter « l’âme » en tant que réalité vivante, en nous et dans le monde ? Ou est-ce que cette expérience nous échappe quand nous tentons de la cerner ?

 

Lorsque cette Société vouée à la Culture de la Vie de l’âme était en voie de se constituer, Rudolf Steiner l’accompagnait pas à pas, dirigeant l’attention sur le « mystère de l’âme ». La Méditation de la Pierre de Fondation nous demande de diriger notre regard, notre attention, vers le monde dans le sens le plus large. Il ne s’agit pas de regarder seulement en nous-mêmes, mais de contempler l’ensemble du cosmos si nous voulons saisir la véritable nature de cet Univers de l’âme. Nous sommes appelés à reconnaître que ce qui vit dans nos membres en tant que vouloir, dans les rythmes de notre cœur et notre respiration en tant que sentiment, dans le calme de notre tête en tant que pensée, que ces phénomènes ne sont que la manifestation d’une présence divine spirituelle dans un corps, non pas seulement en nous en tant qu’individus incarnés, mais aussi dans le Corps de l’humanité entière. Ce sont de puissantes révélations qui peuvent nous inspirer encore et encore. Mais comment est-ce que nous « vivons » cette réalité, et pourquoi avons-nous besoin des autres au sein de cette communauté pour trouver notre propre chemin ?

 

La nature de ce qu’on nous demande ici diffère foncièrement de ce que nous avons cultivé jusqu’ici comme expérience personnelle. Tout ce que j’ai récolté de mes expériences passées m’a appris que les capacités que j’ai développées sont « miennes ». J’identifie ces capacités d’âme comme étant ma pensée, mon sentiment, mon vouloir. Un énorme défi à surmonter, et ce pour l’humanité en général, c’est que ces facultés d’âme se sont soudées à mon expérience de « moi-même ». Ces qualités, qui auraient le potentiel de relier mon expérience de moi-même à un autre être – que ce soit à un autre être humain ou à un « autre » dans le cosmos, sont devenues individualisées, « égoïstes ». Les mêmes capacités qui devraient nous permettre de cultiver une perception de l’essence cachée du monde ont été emprisonnées par la partie de notre nature individuelle qui s’occupe de gérer notre existence quotidienne – la partie de nous-mêmes qui ressent de la peur et de l’angoisse devant le changement et la discontinuité.

 

Ces années de pandémie nous ont entourés d’instabilité. Tout ce qui auparavant nous donnait notre orientation personnelle par rapport au monde a sombré dans un état de désordre. Nous déployons toutes les capacités dont nous disposons pour redonner une forme à notre existence. Le sentiment caché de malaise, de danger, entrave et réduit l’envergure de notre activité d’âme, comme si nous regardions par le mauvais bout d’un télescope. Notre pensée devient de plus en plus bornée, se concentrant sur les notions qui renforcent toutes les hypothèses préexistantes. Pour nous protéger, nous permettons que ce qui devrait être en nous une capacité d’illumination nous égare, rétrécissant le champ de notre pensée. Au lieu de permettre une réflexion totalement ouverte, notre pensée se fragmente; nous ressentons un besoin criant de justifier les hypothèses préexistantes.

 

Et ce même mouvement de rétrécissement s’est infiltré dans la vie de notre sentiment. Ce qui devrait être une capacité d’expansion dans le monde, un regard tourné vers l’extérieur, prend refuge en s’entourant d’une enveloppe protectrice, se cachant derrière un bouclier. Rencontrer le monde avec un cœur ouvert, cela veut dire se rendre vulnérable. Le trauma mondial est devenu si intense que le délicat organe sensitif du sentiment se retire, se refermant sur lui-même.

 

Et encore, il devient de plus en plus difficile d’orienter nos âmes de manière à poser des gestes positifs vis-à-vis le monde extérieur, d’activer cette fonction de l’âme que nous identifions comme étant notre vouloir. La force qui surgit à partir de notre for intérieur, qui veut nous relier au monde, est imbue de puissance, une puissance intense qui ne saurait se laisser refouler. Dans son besoin de se manifester, elle peut faire le bien. Mais elle possède également un grand potentiel dévastateur, destructeur, maléfique. En effet, c’est cette puissance du vouloir qui révèle la véritable nature du « soi » qui la déploie, car c’est le « soi » qui incite consciemment le vouloir à rayonner, à participer avec empathie, à faire le bien. Mais, par contre, le « soi » peut diriger ces mêmes capacités vers la noirceur, l’illusion et la déformation, vers la haine et la destruction. Et le chemin du développement intérieur se situe entre ces deux pôles du « soi », le soi chargé d’égoïsme et le soi qui se tourne vers son essence supérieure.

 

Voilà donc la situation de notre monde actuel. Tout ce qui se passe dans le monde et dans notre vie individuelle agit, nous révélant où nous en sommes dans nos trajectoires en tant qu’individus, en tant que communauté d’êtres humains. L’anthroposophie nous fournit la possibilité de cultiver la vision et le langage nécessaires pour pouvoir percevoir et comprendre où nous nous trouvons sur ce chemin qui mène de l’égoïsme vers l’altruisme.

 

Lorsque nous sommes en mesure de nous asseoir ensemble, de vivre l’anthroposophie ensemble, nous pouvons explorer la nature de cet élément qui nous nourrit si profondément. Est-ce que c’est ce « quelque chose » qui nous a été dérobé ? Est-ce que nous avions toujours tenu ce « quelque chose » pour acquis, car il nous avait toujours été disponible jusqu’ici ?

 

En tant qu’êtres qui aiment la compagnie des autres, nous apprécions l’aspect social que nous offre le fait de nous trouver ensemble. Mais l’absence de cet élément social due à la pandémie a affecté tous les aspects de nos vies. Nous apprécions l’étude de l’anthroposophie faite en groupe. Alors, bien que la Société nous offre un certain soutien, lorsqu’on travaille seul chez soi, chacun entreprend l’étude de l’anthroposophie à sa manière.

 

Lorsqu’on réfléchit à cette question, on peut commencer à comprendre que quand nous sommes en présence les uns des autres, nous nous trouvons dans « l’univers de l’anthroposophie ». Nous pressentons intuitivement qu’il s’agit d’un univers d’expérience, et qu’il existe quelque chose d’essentiel dans le fait d’être avec les autres, quelque chose qui nous permet d’appréhender ce que nous vivons dans l’immédiat. On pourrait dire qu’à la « surface » de cette expérience se situent nos concepts, nos pensées par rapport au contenu de l’anthroposophie. En partageant nos pensées, nous nous aidons à développer la capacité de voir ce que l’anthroposophie opère en chacun de nous alors que nous vaquons à nos occupations quotidiennes. C’est comme si nous nous tenions debout sur la rive du fleuve de notre monde de tous les jours, et que nous faisions remarquer les uns aux autres les vagues que nous voyons déferler sur la surface de cet « autre univers ». En partageant, nous nous aidons à voir plus loin.

 

Mais nous pouvons aller au-delà du simple « voir » pour commencer à pressentir ce que nous voyons. Nous nous aidons mutuellement à cultiver une compréhension du sens caché de nos vies et du monde dans lequel nous vivons. En y dirigeant une attention subtile, nous pouvons reconnaître que cette « expérience de la signification » vit en nous, tout en nous fournissant simultanément une orientation inestimable en ce qui concerne notre activité dans le monde de tous les jours. Au milieu des événements traumatisants de notre monde actuel, plutôt que de nous replier sur nous-mêmes, nous pouvons sentir s’ouvrir en nous de l’empathie pour les autres, pour le monde.

 

Donc, lorsque nous nous assoyons ensemble « dans l’anthroposophie », partageant ce que nous « voyons », nous sommes en train de labourer le sol, de travailler la substance dans laquelle la signification éclot. Nous ne devons pas sous-estimer la puissance de cet « éveil de signification » en nous-mêmes, car il nous donne la force de nous tenir au sein de notre monde quotidien avec des capacités d’âme qui se raffermissent sans cesse, acquérant de la maturité. À mesure que la signification croît en nous, nous commençons à assumer la responsabilité de nos relations avec les autres et avec le monde. La signification devient un phare qui peut illuminer notre pensée, animer et vivifier notre sentiment, et déterminer avec davantage de clarté comment nous agissons dans le monde – comment nous configurons la force de notre vouloir.

 

Grâce à cette triple démarche, nous nous aidons les uns les autres à passer d’une vie de réactivité à une vie d’action engagée vis-à-vis du monde. À travers ce que nous cultivons ensemble au sein de cet univers d’anthroposophie si riche de signification, notre trajectoire peut changer de direction et transporter notre âme au-dessus de sa vie empêtrée dans l’existence matérielle pour forger une relation « signifiante » avec notre situation actuelle d’êtres humains.

 

En 1924, Rudolf Steiner a qualifié cette Société pour la Culture de la Vie de l’âme comme étant une société d’individus porteurs d’initiative. En effet, la situation dans laquelle se trouve notre monde actuel voit beaucoup d’individus faire preuve d’initiative.  Ces individus déploient les pleines capacités de leur âme, mais sont souvent mus par des impulsions égoïstes.

 

L’appel que nous dirige Rudolf Steiner diffère radicalement de la situation que nous vivons dans notre monde actuel. Il demande que nous nous unissions pour nous appuyer mutuellement sur ce chemin ardu. En travaillant ainsi, de concert, nous cultivons la vie de l’âme de manière à permettre qu’elle soit pénétrée, vivifiée par ce qui cherche à guider l’humanité vers l’avenir. Un état futur qui sera créé à partir d’une clarté de vision et d’une intention active visant à nous relier aux entités spirituelles qui nourrissent l’âme – l’âme en nous, l’âme dans le monde, l’âme dans le cosmos.

 

Bert Chase

Secrétaire général

 

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