11 Mar Le Pays du Cœur
Athènes, 14 novembre 2016
À Athènes, dans un coin de l’ancien aéroport d’Ellinkos, vivent 300 enfants de réfugiés afghans, âgés de 1 à 18 ans.
Leur refuge est une bâtisse délabrée, l’ancienne aérogare des arrivées, laissée à l’abandon il y a plus de dix ans. Au mois de juillet 2016, il y avait 2000 âmes vivant dans cet endroit, dont plus ou moins 900 enfants. Beaucoup d’entre eux ont maintenant quitté cet endroit, ayant trouvé à se loger dans de meilleures conditions ailleurs, et d’autres encore, ayant eu plus de chance, ont pu traverser les frontières pour trouver asile dans d’autres pays d’Europe. Ceux qui y sont restés vivent dans des tentes installées à l’étage supérieur de cette bâtisse. Un escalier extérieur en métal, rongé par la rouille, mène à ce qui était jadis le stationnement de l’aéroport. Là, un panorama déprimant attend les habitants : des éclats de verre, du ciment, des ordures, et une autoroute !
Il s’agit ici d’un des multiples petits camps officiels gérés par le gouvernement grec pour héberger les milliers de réfugiés de guerre qui ne cessent d’arriver sur les côtes du pays, fuyant les bombardements et les horreurs de la guerre.
Je suis très reconnaissante envers ce pays d’avoir choisi de protéger ces frères humains de la déportation, ce ceci malgré le fait que la Grèce n’était pas préparée à cette éventualité et n’avait ni l’argent ni les compétences nécessaires. La plupart des employés de la fonction publique et des ONG que le gouvernement permet d’intervenir n’ont pas la formation nécessaire pour s’occuper de l’état psychologique de ces êtres ; ils ont été victimes d’une violence extrême ; ils ont vu leurs maisons détruites par les bombardements ; ils ont vu des membres de leur parenté torturés et exécutés. Mais ces fonctionnaires s’efforcent néanmoins d’assurer les besoins fondamentaux de ces réfugiés : alimentation, hygiène, démarches pour ceux qui cherchent l’asile politique, sécurité, questions légales. Et tout ceci représente déjà un énorme engagement, vu la situation financière précaire de la Grèce. En effet, le pays est littéralement en faillite.
Pourtant, la venue de ces gens dans mon pays est pour moi UN HONNEUR !
Les réfugiés nous livrent un message net et clair : « Il vaut mieux risquer sa vie pour fuir, même devant la possibilité de se faire noyer dans les eaux turbulentes de mers étrangères, plutôt que de périr sous les bombardements dans son propre pays ».
Depuis toujours, les réfugiés de partout dans le monde ont été les porteurs d’un message aux peuples de l’occident : « Plus de guerre ! Plus de violence ! » Ils livrent ce message à NOUS qui ne vivons plus de telles réalités et qui n’avons jamais approfondi la vraie histoire de notre pays (autrement que d’apprendre des dates par cœur pour réussir nos examens d’histoire à l’école !).
Ce n’est pas la date exacte d’une bataille navale ou d’un événement historique quelconque qui devrait être l’essentiel d’un cours d’histoire. Si par contre nous demandons à nos grands-parents de nous raconter leurs expériences et celles de leurs ancêtres, leurs récits sont imprégnés de sentiments et ce qu’ils racontent nous montre la force d’esprit qui leur a permis de survivre les guerres mondiales et d’autres bouleversements. L’essence de l’histoire, ce sont les survivants qui peuvent nous la décrire ; ils nous parlent des êtres humains, de leurs sentiments, de comment ils ont réussi à se protéger et à se protéger les uns les autres – à se SAUVER les uns les autres. En effet, c’est cela l’essentiel – pas le nom ou la date des batailles, des gagnants et des perdants, de tel ou tel souverain, de l’armée, des armes utilisées ….
Les cours d’histoire portent surtout sur des données techniques telles que : qui a gagné, qui a perdu, la date de la bataille, les pays impliqués et les enjeux (questions de race, de religion, d’intérêts économiques…). Et malgré toutes ces connaissances encyclopédiques, nous n’apprenons pas à connaître les gens, les enfants, les sentiments qui règnent parmi les peuples que nous avons l’impression d’étudier. Ce n’est pas eux que nous étudions en fin de compte, car de cette manière nous ne pouvons pas nous faire une image de leur histoire ni de ce qui est au cœur des événements. On nous a appris à retenir par cœur les manchettes, les noms, les statistiques, les dates – mais non pas les sentiments. Il nous est par conséquent difficile de comprendre le vrai message, de ressentir la sagesse innée de ce message, et, en fin de compte, d’éprouver du respect pour la source même de ce qui a amené ces êtres humains jusqu’à nos côtes – même si les vraies raisons derrière cet exode sautent aux yeux !
J’ai commencé mon travail auprès des enfants de réfugiés dans un autre camp, celui du port du Pirée. J’y suis allée tous les mercredis, du début du mois de mars de cette année jusqu’à la fermeture du camp fin juillet. Le camp du Pirée était non officiel, mais abritait près de 5000 réfugiés syriens, afghans, iraniens, etc. Pendant mon travail dans ce camp, j’ai connu d’autres bénévoles, dont Belle, qui venait de la Californie. Elle a construit une plateforme informatique pour permettre aux bénévoles de rentrer en contact avec le projet et de se joindre au travail ; elle a fait venir un conteneur dans lequel nous pouvions entreposer notre matériel. Grâce à ses compétences professionnelles, elle a mis sur pied une formation en ligne pour ceux qui allaient intervenir auprès de gens ayant vécu des situations de trauma, a établi une déontologie pour les interventions, et a fini par nommer son projet : The Schoolbox Project.
Des bénévoles indépendants sont arrivés de partout dans le monde pour se joindre au « Schoolbox Project » dans le but d’offrir aux enfants du camp un environnement scolaire, un abri, un endroit pour jouer en toute sécurité, et un horaire stable. Nous avons quand même établi notre horaire avec suffisamment de souplesse pour tenir compte des champs de compétence et des disponibilités des bénévoles. Car il faut signaler que tous les bénévoles devaient avoir obtenu un congé de leur travail ou bien avoir pris de leur temps de vacances pour venir en aide au projet, et tous l’ont fait à leurs propres frais. (Je tiens à signaler également la générosité de ces donateurs privés qui ont offert de l’argent en toute confiance et avec énormément de chaleur de cœur.)
Je fais également partie d’un autre organisme, une ONG grecque : Center for Research and Action for Peace, dont la responsable, Fotini, est une grande amie, mentor et conseillère. Au mois de juin, lorsque la fermeture du camp du Pirée devenait une réalité imminente, Belle et Fotini ont fait ensemble une demande auprès du gouvernement pour obtenir le droit d’établir notre petite école dans un camp officiel, celui d’Ellinikos, où, depuis l’ouverture du camp en novembre 2015, les enfants n’avaient eu accès à aucun projet scolaire. Tout en sachant que la paperasse relative à ce genre de demande était énorme, et que le traitement d’une telle demande par le ministère serait lent, nous avons quand même tenté notre chance.
Et voilà que nous avons réussi ! Au mois d’octobre 2016, on nous a enfin octroyé la permission de nous occuper de ces enfants, après de longs mois d’attente et de prière.
Aujourd’hui nous sommes le 10 novembre. Nous avons entamé notre deuxième semaine de cours à l’école « Schoolbox ». Tous les gens que je connais sont inquiets, comme gelés ou en état de choc par rapport aux résultats des élections aux États-Unis et à ce que fera le nouveau président américain. Des guerres ? Des conflits raciaux ?.
Oui, le 10 novembre ! Les jeudis, c’est moi qui suis responsable de la planification de l’horaire scolaire. Il est 10 heures. J’ai une rencontre avec mes collègues bénévoles pour prévoir les activités de la journée avec les enfants. Les cours doivent commencer à 11 heures. La journée s’annonce fort chargée. Et voilà que la nouvelle des élections américaines nous arrive pendant que je suis en train de revoir avec mes collègues les multiples tâches à accomplir – une grande partie de la population du globe est « gelée dans un état de choc ». Je me rends compte que je vais devoir tenter de produire un effet guérisseur chez mes collègues, d’essayer de « réchauffer » ce petit groupe de nouveaux bénévoles en déployant une force toute spéciale – la force du cœur.
Notre école est située dans le stationnement de l’ancien aéroport, face à l’aérogare des arrivées. Elle comprend deux grands conteneurs, dont l’un sert de salle de classe et l’autre d’entrepôt pour le moment. Ces deux conteneurs sont disposés en « L », et nous avons revêtu l’espace asphalté entre les deux avec un tapis de gazon artificiel qui nous sert de jardin.
Plus loin, encore de l’asphalte. J’ai pensé qu’on devrait rendre cet espace supplémentaire utilisable. Or, lors de notre réunion de 10 heures, un des bénévoles nous dit qu’il fait son cours d’ingénierie et offre de nous aider en traçant avec des craies de couleur un dessin de forme circulaire sur la surface de l’asphalte. Une fois qu’il avait terminé de produire une ébauche durant le premier cours, les enfants et les bénévoles se sont tous mis à travailler au dessin et ont fini par tracer un chemin pour relier le cercle à notre petit jardin artificiel.
Ce n’est peut-être pas grand-chose à regarder, à peine quelques traits tracés à la craie, et pourtant, cela suffit. En réalité, nous n’aurions même pas besoin de ces lignes de couleur, mais cela rend les choses à la fois intrigantes et joyeuses. Alors, nous nous réunissons autour du cercle de craie et racontons une histoire : « Ce cercle est notre île. Partout autour d’elle s’étend la mer. Nous allumons un feu au milieu de l’île pour nous réchauffer les mains. Ici nous dansons, nous dormons, nous nous amusons. Mais à un certain moment nous commençons à avoir envie de voir ce qu’il y a plus loin et décidons alors de partir en explorateurs ». À l’aide de musique diffusée sur un téléphone cellulaire relié à un mini haut-parleur, nous suivons le rythme en dansant le long du dessin qui nous mène jusqu’au jardin, en tournant sur nous-mêmes une bonne trentaine de fois, ce qui nous rend étourdis !
En arrivant au jardin, tous les enfants afghans, avec tous les bénévoles venus de la Pologne, de l’Allemagne, de la République dominicaine, du Kazakhstan, de l’Italie (moi-même), et de la Grèce – nous nous couchons sur le tapis pour nous reposer. Au bout d’une minute, un garçon de 10 ans s’écrie : « Je veux retourner à l’île ! ». Mais moi, ayant une autre activité de planifiée, lui réponds : « D’accord, nous y retournerons ! Mais laissons-nous d’abord reprendre notre souffle ! ». Et lui d’insister : « Mais je ne suis pas fatigué ! ». Alors, je l’ai regardé et ai fini par dire : « D’accord. Mais est-ce qu’on peut d’abord remercier le ciel que nous avons regagné le jardin en sécurité avant de retourner à l’île ? ». Il a accepté.
Alors, encore de la musique et de la danse ; couchés sur le gazon artificiel nous avons levé les bras et les pieds vers le ciel, faisant des sons rythmiques en frappant ou grattant le tapis et en criant à haute voix. Ensuite, nous sommes retournés à l’île en dansant et virevoltant, suivant en sens inverse le chemin dessiné sur l’asphalte. Arrivés à destination, nous nous sommes d’abord assis, détendus, les yeux fermés, écoutant la musique et scandant son rythme avec nos mains ; ensuite nous nous sommes levés pour recommencer à danser dans le cercle, la main dans la main, souriant les uns aux autres. Et tout ceci, nous l’avons créé ENSEMBLE !
Je tiens maintenant à vous dévoiler notre secret. Cette île représente le cœur, le pays du cœur, un pays où il y a de la place pour tous, où nous pouvons être ensemble sans que rien ne nous sépare. Elle nous réchauffe avec presque rien, seulement avec l’aide du Soleil.
J’encourage tous ceux qui se sentent maintenant gelés, inquiets devant la perspective de ce qui peut venir, à dessiner ce cercle ou tout simplement à en créer une représentation mentale, à réunir autour de vous vos proches ou même des inconnus pour former un cercle, la main dans la main, même dans des endroits publics. Car en vérité, s’il existe quelque chose qui peut nous sauver, c’est la rencontre de nos cœurs, le Pays du Cœur, remplissant de chaleur tous les recoins gelés et inquiets de nos âmes.
En effet, voilà la vérité qui réside à l’intérieur de chacun de nous. Et notre tâche, c’est de la révéler au grand jour et de faire de sorte qu’elle continue à insuffler de l’énergie à nos âmes. Qu’elle vive non seulement à l’intérieur de chacun de nous, mais aussi entre nous ! Chaque individu peut effectuer ce travail, d’une manière unique et personnelle, où qu’il soit, avec qui que ce soit. Toutes les manières sont bonnes, pourvu qu’elles soient réalisées avec amour, partagées avec les autres, et qu’elles deviennent des réalités effectives !
La Fleur du Cœur
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