15 Déc Médiateurs pour les initiés? Mark McAlister
« Les membres qui veulent être actifs devraient se faire consciemment les médiateurs entre d’une part ce que l’âme humaine ressent dans sa quête comme énigmes de l’univers et de l’homme, et d’autre part ce que la connaissance des initiés a à dire… » (Les lignes directrices de l’anthroposophie, Éditions Novalis, 1998, p. 56)
Cette citation est tirée de la lettre de Rudolf Steiner aux membres de la Société anthroposophique publiée le 13 juillet 1924. Ailleurs dans cette lettre, il décrit comment l’initié est en mesure de discerner les lois morales de l’âme qui sont intimement reliées aux événements de la vie quotidienne. Steiner nous met au défi de tenir compte de cette réalité lorsque nous cherchons à trouver des solutions aux problèmes du monde.
Pour certains, cette affirmation peut sembler dogmatique – « Herr Doktor hat gesakt » (Monsieur le docteur a dit) – mais on peut aussi comprendre la chose autrement. Pour toute prise de décision, la première étape doit être le fait de reconnaître qu’il y aura toujours des éléments qui échapperont à notre contrôle. (Dans son ouvrage marquant : The Fifth Discipline, le conseiller en gestion Peter Senge explore cette question en profondeur.)
Autrement dit, Steiner nous demande d’être des médiateurs. Cela veut dire que nous devons apprendre à élever le niveau de notre pensée et à développer la capacité de tenir compte de plusieurs points de vue en même temps – des points de vue qui sont souvent contradictoires. Nous pouvons ainsi apprendre peu à peu à créer des imaginations qui permettent à des forces spirituelles de pénétrer dans nos initiatives.
Chacun de nous relèvera ce défi que nous lance Steiner d’une manière individuelle, selon l’activité que nous exerçons dans la vie. Dans ma propre carrière comme consultant en communications d’entreprises, je revenais constamment à un thème central : Comprendre son public et savoir interagir avec lui – et, ce faisant, être attentif à de nouvelles formes sociales que l’on voit émerger. Dans cet article, je partagerai avec vous quelques anecdotes vécues qui pourront illustrer ce thème.
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J’ai obtenu mon premier emploi à temps plein vers la fin des années 1970, à la maison d’édition Rudolf Steiner Press, à l’époque où j’habitais à Londres. Nous avions conçu un projet ambitieux qui consistait à créer un catalogue de nos ouvrages destiné aux libraires. Nous étions tous fort enthousiasmés par ce projet. Mais un jour, lors d’une réunion d’équipe, j’ai lancé spontanément : Tout ceci est très beau, mais qui va s’occuper de la vente et de la promotion? Dans la salle, un silence gênant. Et, vous pouvez sans doute deviner la suite!
Eh oui, c’est moi qui suis devenu sur-le-champ le représentant commercial, et je me suis mis à sillonner les rues de Londres pour tenter de convaincre les libraires d’accepter de placer nos éditions sur leurs tablettes. Il va sans dire que cela demandait beaucoup d’effort, et les résultats pour notre entreprise ont été fort modestes. Par contre, mes rencontres avec les libraires eux-mêmes étaient souvent très stimulantes. « Pardon, madame. Je vois que vous avez quelques livres sur la pédagogie Waldorf dans la section ‘Sorcellerie’. Permettriez-vous de vous suggérer de les placer également dans la section ‘Pédagogie et Parentage?’ » Je me souviens aussi d’avoir visité la librairie de la Tate Gallery, et d’avoir présenté avec une légère appréhension au responsable des achats un livre de conférences de Rudolf Steiner sur la théorie des couleurs. À mon plus grand étonnement, il a commandé un lot de ces volumes sans avoir même pris la peine de feuilleter l’exemplaire que je lui montrais. Il a tout simplement adoré l’aquarelle de Geissberger qui figurait sur la couverture du volume!
Au cours de ces trois années, j’ai parlé avec des douzaines de libraires et me suis entretenu avec de nombreux lecteurs lors des foires du livre. C’est en les écoutant, et en comprenant leurs perspectives en tant que lecteurs venant du grand public, que mon propre rapport avec l’œuvre de Steiner s’est modifié.
En 1980, de retour à Toronto, je me suis mis à la recherche d’un emploi. Voici un extrait de la partie de mon curriculum vitae qui traitait de mes plans de carrière :
… au sein de beaucoup d’entreprises et d’organisations, l’utilisation du traitement de texte et de la technologie des médias a pris le dessus sur le développement des habiletés d’écriture et de communication. Les nouveaux concepts, quand ils font jour au sein d’une organisation, ou sont mal compris ou ne sont pas suffisamment bien communiqués aux clients potentiels…
J’ai bientôt trouvé un emploi chez SYSDOC International Inc., une firme de rédaction technique. On m’a promu au poste de gérant, où je devais superviser tous les aspects de l’entreprise. On avait comme devise informelle : motiver les gens à agir.En effet, le but premier d’un manuel d’utilisateur pour un ordinateur (ou de la documentation en ligne) n’est pas d’expliquer le fonctionnement de l’ordinateur, mais plutôt d’aider les clients à l’utiliser. La plupart des membres du personnel de notre entreprise avaient des formations en lettres et sciences humaines, et nous nous démenions farouchement pour protéger et cultiver la langue anglaise.
Dans le cours d’une journée habituelle de travail, je ne rencontrais aucun anthroposophe à part Robert Massoud, qui venait dans l’établissement pour essayer de me vendre des meubles! Et pourtant, l’œuvre de Rudolf et Marie Steiner vivait constamment en moi. La méditation suivante me soutenait quotidiennement :
Au temps présent, l’être humain a besoin d’un contenu spirituel renouvelé
Dans les paroles qu’il prononce.
Car son âme et son esprit retiennent, lorsque pendant le sommeil ils se trouvent
En dehors de son corps,
Tout ce qui a de la valeur pour l’esprit.
Car l’homme doit s’élever pendant le sommeil
Jusqu’au royaume des Archanges
Pour s’entretenir avec eux;
Et eux ne peuvent accueillir que le contenu spirituel des mots,
Jamais leur contenu matériel.
À défaut d’un tel échange
L’être humain souffre des dommages dans tout son être.
(Rudolf Steiner : lettre à Marie Steiner, mars 1923)
Ma collaboration avec le Conseil national de recherches (1996-2005) m’a donné l’occasion de vivre beaucoup d’expériences enrichissantes. Encore une fois, les rencontres avec d’autres anthroposophes étaient très rares, mais le travail n’en était pas moins spirituel. Vous aurez peut-être de la difficulté à le croire, mais sur la page d’accueil du site du Conseil on pouvait lire :
Le but unique de la science est la glorification de l’esprit humain.
On m’a confié la tâche de développer le volet ontarien du Réseau canadien de technologie; le mandat consistait à assurer l’accès aux meilleures ressources financières et professionnelles pour les entreprises en technologie établies dans les petites municipalités. J’ai créé une nouvelle entreprise : Warm Handshakes Inc., et je me suis mis à sillonner la province. J’ai engagé plusieurs douzaines d’agents en développement économique municipal et organisé une série de réunions et congrès dans les différentes régions pour les ingénieurs en technologie. Ceux-ci nous exposaient leurs plans d’affaires et nous leur offrions les éléments qui leur manquaient (conseils en gestion, finances, outils informatiques…).
Une de mes devises informelles affirmait que : « Culture Leads, Commerce Follows » (La culture mène, le commerce suit.) Nous reconnaissions toute une gamme d’éléments qui favorisaient les entreprises, dont : les écoles, les bibliothèques, les instituts académiques, les centres de recherches, les projets artistiques, etc. Évidemment, il va sans dire que la volonté de l’entrepreneur est toujours l’élément central, mais il ne peut pas agir seul.
Pendant cette époque de ma vie, la Devise de l’éthique sociale m’a été d’un grand secours :
La vie sociale n’est saine
Que lorsque dans le miroir de l’âme humaine
La communauté entière trouve sa forme
Et que dans la communauté
Vit la force de l’âme individuelle.
Ces exemples peuvent donner quelques perspectives sur ce que veut dire « être un médiateur » : nous aider à comprendre les préoccupations du grand public et à œuvrer de concert avec la communauté élargie. Ainsi, de nouvelles portes s’ouvrent pour les autres, leur permettant de rencontrer à leur propre manière le monde des initiés.
Pour clore, je vous laisse sur ces mots de Peter Senge :
Merlin a réuni le cercle des chevaliers autour de la Table ronde, et les a ensuite envoyés dans le monde pour que chacun suive le chemin de sa propre transformation. Et bien que les chevaliers foulent des chemins séparés, ils partagent un lien commun. Et leurs trajectoires, bien que prédestinées pour chacun d’eux individuellement, vont se rencontrer, s’entrecroiser.
(Adapté d’un passage du 18e chapitre du volume The Fifth Discipline.)
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