14 Juin MOT DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL De la Société dans le monde Ce que nous voulons
Chers membres et amis de la Société anthroposophique au Canada,
Partout autour de nous, la vie s’est libérée des griffes de l’hiver. Déployant une puissance dont il est impossible de comprendre toute l’envergure, la Nature a brisé les chaînes qui voulaient la retenir. La mort a lutté avec la vie, et la vie en est sortie, encore une fois, victorieuse. Nous tenons pour acquise cette victoire annuelle, confiants que la Nature trouvera toujours la capacité de réunir les forces nécessaires pour gagner cette grande bataille. Cela dépasse notre capacité d’êtres humains contemporains de saisir l’immensité de cette lutte qui se répète sans cesse.
Pensez donc à la force requise pour que la dicotylédone presse contre la paroi de la graine pour le percer et ensuite monter, luttant contre la résistance du sol, pour enfin atteindre la lumière. Nous pouvons nous sentir complètement dépassés en essayant de ressentir l’élan vital contenu dans les innombrables semences ensevelies sous la terre en hiver. Nous pouvons même réussir à développer un sentiment pour cet élan vital lorsqu’il s’agit d’une simple graine, mais nous n’avons pas la capacité d’étendre notre pouvoir imaginatif pour englober toutes les semences ensevelies sous terre partout sur la planète.
Poursuivons; que dire de l’extraordinaire volonté du poussin qui perce sa coquille, ou de celle du veau et de sa mère à l’apparition d’une nouvelle vie, ou de la tortue naissante qui creuse son chemin dans le sable pour atteindre la mer ? Nous nous émerveillons devant la force que déploie la feuille qui s’éclate à partir de son bourgeon; et ressentons ensuite comment cette force se reproduit dans chaque arbre à travers les forêts incommensurables de notre vaste pays. Un sentiment de vénération nous envahit lorsque nous dirigeons notre regard vers la Volonté vitale de Natura qui veut à tout prix se manifester.
Mais une question surgit en nous lorsque nous contemplons l’immensité de cette force : cette Volonté vitale peut-elle aussi avoir des effets néfastes ? La feuille qui se libère avec force de son bourgeon nuit-elle à l’effort du poussin de percer sa coquille ? Est-ce que la première pousse qui surgit de la semence nuit à la naissance du veau ?
En tant qu’individuels et en tant qu’êtres qui constituent le corps de l’humanité tout entière, nous sommes tombés dans un état de sommeil hivernal. Nous nous sommes vus confrontés à d’immenses défis. La pression accrue des restrictions imposées à notre vie quotidienne a édifié une coquille d’isolement autour de nous. Notre nature grégaire s’est vue peu à peu entravée. Le terrain sur lequel nous pouvons fonder notre compréhension des choses s’est révélé comme étant mouvant et instable. On a vu se défaire tout ce qui, auparavant, était « connu » – tout sur quoi nous pouvions compter : des ententes communes, une compréhension commune. Le tissu de nos communautés humaines a été mis en lambeaux. Nous avons d’abord ressenti cette compression comme quelque chose qui provenait du « monde ».
Mais ce phénomène d’emprisonnement a également pénétré jusque dans notre expérience personnelle, intime. Nous avons appris à nous aborder les uns les autres avec une prudence qui frise la réticence. Nous reculons. Nous avons pris l’habitude de faire très attention dans nos rapports avec les autres, et cette hésitation nous affecte profondément. Nous avons le sentiment d’être coupés les uns des autres, d’être coupés de tout ce qui nous était familier, de tout ce qui donnait un sens à notre vie.
Et voici que nous nous trouvons actuellement dans la période de « dégel printanier » en ce qui concerne la pandémie. Les configurations de nos liens humains qui ont été déstabilisées cherchent maintenant à se refaire. Mais des répercussions imprévues commencent à se faire jour. Alors que dans la nature, on voit surgir la vie de nouveau, un processus qui n’entraîne aucun dommage, les êtres humains ont dû lutter pour retrouver la vie. Et contrairement à la nature, cette lutte humaine a entraîné des forces de discorde. Au cœur même de cet effort pour connaître un nouvel éveil du soi, il fallait composer avec la nature vulnérable de ce « soi » – moi-même, toi-même, notre « nous-mêmes » collectif. Nous avons vécu pendant la pandémie un confinement de plus en plus intense qui a entraîné à son tour une expérience de compression de notre « soi », une compression qui affecte ce que nous considérons comme étant notre « personne ». Les mesures collectives mises en vigueur semblent avoir connu une métamorphose imperceptible. Ce qui avait été un effort collectif semble de plus en plus être devenu un effort personnel. Ce qui avait été porté par tous est devenu la responsabilité de l’individu. Cela a amené notre Société, et les membres de notre communauté, devant un seuil. La tension entre moi et toi, ou entre moi et nous, apparaît dorénavant en plein jour, un jour qui tend à révéler plutôt qu’à éclairer.
« Liberté » est devenue la notion emblématique de ce grand défi devant lequel nous nous trouvons en tant qu’individus, comme membres de cette Société, comme êtres humains. Mais ce n’est qu’en moi-même que je peux faire l’expérience de la liberté. Il est évident que je ne peux pas nier l’existence de toutes les formes d’emprisonnement que la société impose sur moi. L’inégalité, la discrimination, des jugements portés sur des cultures qui sont différentes de la mienne – tout cela représente des phénomènes qui empêchent qu’un individu soit réellement « libre » dans notre monde. Et ces empêchements sont innombrables au sein de la grande communauté d’êtres humains.
Mais ce qui est beaucoup plus significatif, c’est l’expérience intime de l’âme qui sent qu’elle n’est plus libre. Cet emprisonnement est ressenti comme une profonde blessure, car la quête de la liberté intérieure est l’orientation fondamentale du chemin qu’entreprend le « Je » dans l’incarnation. Et les conditions extérieures ne déterminent pas les contours de ce chemin intérieur. Les circonstances extérieures peuvent bien tenter d’affecter cette quête, mais ne peuvent pas en déterminer la nature fondamentale. Le détenu peut faire l’expérience d’être « intérieurement libre », et il y a en effet beaucoup d’exemples d’êtres humains qui, vivant des conditions extrêmement difficiles, connaissent cette expérience d’être intérieurement libres. D’autre part, il se peut qu’un individu qui ne vit aucune contrainte extérieure, aucune restriction, se sente intérieurement emprisonné, perdu, désespéré – et rempli de colère.
Ces puissants états d’âme affectent maintenant l’ensemble de l’humanité. Où que nous dirigions notre regard, nous voyons de multiples manifestations de colère – allant de l’irritation et la frustration que nous ressentons les uns envers les autres jusqu’aux confrontations violentes. Ces expressions de la « dissonance de l’âme » sont partout visibles dans notre monde actuel. En tant qu’individus et en tant que collectivité d’êtres humains, nous ressentons et vivons inconsciemment l’omniprésence de ce trouble de l’âme. Une maladie s’est installée dans les profondeurs de nos âmes. Et pourtant, nous avons de la difficulté à identifier la région où se cache cette tension intime collective.
En dirigeant notre regard sur notre monde, nous pouvons constater que l’humanité cherche avidement un chemin nouveau vers un avenir qui ne fait que reproduire ce qui s’est fait par le passé. La quête d’autre chose que ce qui a été jusqu’ici, résonne comme la note musicale qui sous-tend nos espoirs futurs collectifs, nos désirs collectifs de percevoir ce qui pourra être à l’avenir. Quelles seraient nos intentions, notre volonté d’agir, pour assurer notre avenir collectif ?
Et c’est là que nous nous trouvons confrontés à un défi de taille. Pour aller vers l’avenir, nous devons agir, faire preuve d’initiative. Et pourtant, à cause de la vulnérabilité que notre époque a engendrée en nous, nos actions manquent de sensibilité, comme si nous avions perdu la possibilité de traiter les uns avec les autres en exerçant une « maturité de volonté ». Cette incapacité de nous lier sans contrainte aux autres et au monde nous a laissés désemparés. Le pianiste n’a pas pu faire ses gammes et a ainsi perdu la capacité de faire de la musique. L’acteur, ayant été empêché de jouer sur scène, a perdu sa voix. Or, dans un monde où il existe tant de besoins criants, qu’est-ce que nous « voulons » ?
Comment aborder cette question ? La pensée représente le moyen le plus courant que nous utilisons pour contempler l’acte que nous allons poser. Mais lorsque nous nous efforçons de trouver un moyen pour sortir de la pandémie, la pensée tend souvent à nous égarer. Dans cet état où je considère que l’on impose des restrictions à « ma liberté », ce que je pense se trouve confronté à ce que tu penses, et cela devient de plus en plus intense et conflictuel. Nous nous sentons vulnérables lorsqu’on conteste nos idées. Le discours peut alors dégénérer, devenant carrément de la dispute, et notre capacité d’entreprendre un dialogue respectueux qui ne blesse pas devient difficile. Nous nous taisons. Le débat ouvert et constructif devient impossible.
En tant qu’étudiants de l’anthroposophie, notre souci fondamental est d’apporter des impulsions guérissantes dans notre communauté d’êtres humains, dans nos rencontres les uns avec les autres. Nous aspirons à créer des liens entre nous, et entre nous et le monde, de manière à agir dans le sens du bien. Nous ne pouvons pas penser le bien – nous ne pouvons que reconnaître les résultats de nos actes comme ayant fait le bien.
Avec la Pierre de Fondation, Rudolf Steiner nous ouvre un chemin à travers cette apparente obscurité. Et bien que l’expérience des dernières années a vu une intensification des défis que nous confrontons lorsque nous voulons prendre des initiatives qui guérissent au lieu de nuire, l’appel de cette Pierre de Fondation est au cœur même de tout vers quoi nous aspirons en tant qu’êtres humains contemporains. Nous nous étonnons devant la sagesse des indications de Rudolf Steiner quant à l’action guérissante. Il nous incite à saisir l’importance du fait que nos actions ont leur origine dans nos cœurs et non pas dans nos têtes.
Il demande que nous nous tournions vers l’autre, que nous dirigions notre regard vers le monde de manière à développer un sens pour ce qui peut apporter de la guérison dans le moment présent, dans l’immédiat. Il nous demande de plonger dans l’inconnu. Nous ne pouvons pas déterminer d’avance ce qui apportera de la guérison dans nos rapports les uns avec les autres. Ce n’est que l’intuition du cœur qui puisse nous guider. Nous sommes appelés à être à l’écoute de la voix de notre cœur. Car le langage du cœur n’exprime pas d’opinion, pas de point de vue. Ce langage nous parle à un niveau se situant au-delà du niveau de nos vulnérabilités personnelles. Et cette capacité « d’entendre la voix du cœur » ne nous vient pas du passé. Il s’agit d’une capacité toute nouvelle que nous devons cultiver afin de pouvoir transformer notre avenir. Elle n’a pas encore atteint le niveau d’une faculté de l’âme – elle est pour le moment un exercice de l’âme.
Les grands défis que nous avons vécus au cours de ces dernières années nous mettent au défi, mais en même temps nous fournissent l’occasion de cultiver une perception de la capacité du cœur de devenir un organe de perception. Alors, la pensée peut, dans un état de calme réflexion, nous aider à orienter cette perception, la liant à ce que nous « voulons », pour que notre volonté effectue le bien, produisant la force de guérison.
Pour qu’aille vers le bien
ce que nos cœurs fondent
ce que nos têtes guident vers le but
par notre vouloir.
Chaleureusement,
Bert Chase
Secrétaire général
Sorry, the comment form is closed at this time.