28 Jan MOT DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL: De la Société dans le monde – Escaliers, Portes, Fenêtres
Chers membres et amis de la Société anthroposophique au Canada,
Cet automne, un après-midi sans obligations officielles est arrivé comme un cadeau au milieu d’une série de réunions, et a rendu possible que je passe quelques heures avec un camarade qui, sans connaître Rudolf Steiner ou l’anthroposophie, se trouvait à Dornach pour la première fois. Ce qui nous a servi de guide pendant ces quelques heures passées ensemble, c’était notre amour partagé pour l’art et l’architecture. Un temps clair et revigorant nous accompagnait pendant que nous nous promenions tranquillement autour du Goethéanum, parcourant le terrain nouvellement paysagé pour ensuite emprunter les sentiers conçus par Rudolf Steiner lui-même. Nous nous sommes émerveillés devant l’envergure des réalisations architecturales de Rudolf Steiner, cet ensemble remarquable de constructions réalisé en l’espace d’une dizaine d’années pendant le premier tiers du 20e siècle. Alors que la lumière du jour commençait à décliner, nous nous sommes trouvés devant l’escalier du Rudolf Steiner Halde, l’une des premières maisons terminées à l’époque. En silence, nous nous sommes retournés pour faire face à l’ouest, admirant le ciel qui descendait doucement sur la France, baigné de teintes dorées et rosées. Nous sommes restés silencieux, comme en attente.
Montrant du doigt certains aspects de l’architecture de la maison : l’escalier, dont la forme fluide semblait couler à partir de l’entrée de l’édifice; les larges gestes des formes du haut de la maison; et les fenêtres qui reproduisaient ces mêmes formes, mon compagnon a demandé : « Pourquoi est-ce que les escaliers, les portes et les fenêtres ont cette forme ? » Il se rappelait que nous avions déjà vu d’autres escaliers à la forme fluide qui coulaient de la même manière avec leur geste courbé se fondant dans le paysage. Il se souvenait d’autres portes et d’autres fenêtres à la forme irrégulière.
La question ne m’était que trop familière. On me l’a posée maintes fois depuis que j’œuvre à partir de ces mêmes impulsions artistiques en les appliquant dans mon propre travail d’architecte. Ayant donné des conférences depuis bien des années sur l’héritage artistique de Rudolf Steiner, je me préparais à offrir une réponse habituelle. Mais, j’ai hésité. Il me semblait que la question de mon interlocuteur en cachait une autre, non encore formulée, pour laquelle les paroles n’avaient pas encore été trouvées. Le silence persistait pendant que nous observions le soleil qui annonçait son coucher imminent.
Et, comme cela m’arrive souvent lorsque je me tiens ici sur le haut de cette colline, voilà qu’une expérience inattendue vient me surprendre. Je prends tout d’un coup conscience de l’ampleur de ce que Rudolf Steiner a entrepris ici, cette immense œuvre architecturale, réalisée pendant qu’au loin on entendait les coups de canon des batailles de la Première Guerre mondiale. En effet, les travaux à Dornach ont continué alors que se déroulaient tout autour d’inimaginables actes de destruction. Et une question tacite a surgi en moi : comment comprendre Rudolf Steiner et son œuvre dans le contexte du monde de ses contemporains – et de notre monde actuel ? C’est alors, ayant entendu en moi-même cette question tacite, que je me suis senti en mesure de tenter de répondre à l’interrogation de mon interlocuteur.
« Ce qui me frappe le plus chez Rudolf Steiner, c’est son amour profond pour l’être humain et son souci pour le bien-être de ses semblables.
« Tout ce qui a été créé à Dornach s’est réalisé à un moment de l’histoire où le monde était en train de sombrer dans l’abîme. La désintégration de la civilisation qui devenait visible durant la Première Guerre mondiale n’était pour Rudolf Steiner que la face du défi crucial avec lequel toute l’humanité était confrontée. Et nous sommes encore de nos jours dans cet état de chaos. Rudolf Steiner décrit notre époque comme étant un moment décisif pour l’avenir de l’humanité. Ce qui avait servi de fondement à la civilisation n’était plus, mais en même temps les éléments potentiels nécessaires pour préparer l’avenir n’étaient pas encore là.
« Rudolf Steiner voyait que les racines de ce chaos avaient été implantées dans la culture de l’Occident au cours du dernier millénaire. Lentement, les ténèbres ont commencé à envelopper nos âmes, une obscurité a été implantée au sein de notre expérience intime de qui nous sommes, et a obscurci notre conscience du moi des autres. Il nous a enjoint vigoureusement à reconnaître cette pesanteur intérieure et à pouvoir discerner clairement ce qui crée et recrée ce chaos social, à discerner les fondements de cette façon de voir le monde et nos semblables. Sommes-nous en mesure d’identifier ces modes de penser habituels tels qu’ils se manifestent à notre époque contemporaine ? »
Au bout d’une courte pause, mon compagnon a répondu :
« Nous vivons dans un monde d’inégalité. Tout ce qui se fait est en rapport avec la notion de privilège, de l’avantage qu’exerce un être humain sur un autre. Nous voyons ce phénomène dans nos structures hiérarchiques, dans notre besoin d’exercer de l’influence et du pouvoir sur les autres. Nous nous orientons inconsciemment d’après ces modèles. Nous vivons dans un monde fondé sur le privilège. »
Et la vérité tout à fait évidente de ces observations m’a donné ce qu’il me fallait pour pouvoir continuer mon propos.
« Rudolf Steiner percevait l’action de ces influences. Maintes et maintes fois il a fait remarquer que tant que nous ne reconnaîtrons pas ces forces qui imprègnent tout ce qui existe, nous ne serons pas libres – elles nous dominent et nous façonnent. Il demandait que nous soyons toujours vigilants, que nous comprenions comment ces forces déterminent nos vies. Elles déterminent la structure de nos associations. Elles déterminent nos programmes scolaires. Elles façonnent même la manière dont nous voulons maîtriser la nature. Elles constituent le langage caché derrière nos lois. Elles nous apprennent en quoi nous sommes différents les uns des autres. Et toutes ces forces trouvent leur origine dans des processus qui nous ont amenés à vivre un obscurcissement intérieur, à ressentir l’isolement et la solitude. Il y a quelque chose dans ce courant venant du passé qui cherche à emprisonner l’âme humaine.
« Ces mêmes principes agissent directement dans la manière dont nous concevons et formons notre environnement. Elles sont fondées sur l’enracinement des rapports hiérarchiques, sur les structures du pouvoir, et sur les privilèges. Depuis des millénaires, les édifices importants ont été conçus pour accentuer leur axe principal, limitant ainsi la manière dont nous pouvons nous lier à ces structures. Elles nous dominent – nous sommes obligés de monter des volées de marches pour y accéder. Ce contexte a pour but de nous faire sentir que « l’individu est petit » et pour gonfler l’importance des structures du pouvoir institutionnalisé. Ce sont les édifices des gouvernements, des grandes multinationales, des institutions religieuses. En nous déplaçant à l’intérieur de ces espaces, nous absorbons ces principes en nous-mêmes, ils s’impriment inconsciemment en nous de tous les côtés. Ces structures sont conçues pour nous faire sentir que nous sommes « plus petits » – diminués. Et dans chacune de nos rencontres avec nos semblables agit en nous, enfouie profondément en notre for intérieur, l’empreinte de ces principes de hiérarchie, de privilège, de pouvoir. Dans le plan de nos villes, dans l’organisation de notre environnement, il existe une intention cachée – tout est conçu pour créer l’inégalité entre nous.
« En nous rendant compte combien ces réactions inconscientes sont incorporées dans nos rapports les uns avec les autres – en nous rendant compte qu’elles ont été intentionnellement insérées dans notre culture – nous pouvons nous émerveiller devant l’exactitude, la précision, avec laquelle Rudolf Steiner redéfinit ce qui nous environne. Il crée pour nous des environnements aptes à nous permettre de percevoir les rapports profonds qui nous lient en tant qu’êtres humains, plutôt que d’établir des rapports hiérarchiques. Il nous donne des contextes qui éveillent notre sentiment d’être liés les uns aux autres plutôt que d’être pris dans un monde de pouvoir et de privilège. Il crée des environnements qui peuvent transformer nos liens avec nos semblables et avec la nature – pourvu que nous le permettions.
« Voilà le cadeau qu’il nous offre avec ses réalisations architecturales et paysagères. Il nous indique clairement que les chemins que nous empruntons dans l’espace qui nous entoure influent sur notre vie intérieure. Si nous traversons un espace « orthographiquement », selon des chemins tracés en angles droits, cela renforce et déclenche des principes antisociaux. En revanche, nous abordons ses édifices à lui d’une manière « tangentielle ». Nous nous déplaçons sur de larges courbes; notre regard se meut dans l’espace, tantôt renfermé sur nous-mêmes, tantôt dirigé au loin, jusqu’à l’horizon. Nous ne nous déplaçons pas de manière à nous confronter les uns les autres. Au contraire, en « flottant », en nous croisons sur ces courbes fluides, nous nous saluons les uns les autres. Et on retrouve ces mêmes principes « hélicoïdaux » à l’intérieur des édifices conçus par Rudolf Steiner. La grande double hélice de l’escalier ouest du Goethéanum se dresse sous la forme de deux spirales qui se rejoignent, où se mêlent des flots d’êtres humains. Se déplacer à l’intérieur d’un tel environnement, c’est vivre quelque chose de guérissant. »
Et nous tenant là, debout, observant ce qui nous entourait avec un regard tout nouveau, nous pouvions reconnaître que la forme courbée de l’escalier de la Rudolf Steiner Halde nous accueillait. Sa forme fluide émanait de l’édifice pour venir nous rencontrer, mais aussi pour communier avec le paysage autour. Il nous accueillait, certes, mais nous invitait en même temps à diriger notre regard vers l’horizon. Les formes articulées de l’édifice nous invitaient à y entrer. Elles nous surplombaient pendant que nous mettions le pied à l’intérieur, la porte d’entrée n’étant plus un simple trou dans un mur, mais plutôt une invitation à participer à un processus. Et les fenêtres, elles aussi, au lieu d’être de simples ouvertures pratiquées dans une surface, encourageaient le visiteur à entrer en rapport avec le monde au-dehors. Elles servaient à encadrer le paysage et les collines au loin. Elles invitaient l’observation; elles nous incitaient à apprécier la qualité d’une perspective nouvelle.
Le soleil descendait derrière les douces collines de la France. Les couleurs de rouge et d’or cédaient la place à des tons de bleu foncé à l’approche de la nuit. Le scintillement des étoiles du soir a fait son apparition. La chaleur stimulante du jour a fait place à une brise fraîche. Nous nous sommes retournés pour rebrousser chemin, suivant le sentier aux gestes fluides que Rudolf Steiner avait conçu pour nous, le gravier craquant sous nos pieds, le chant des cloches du soir montant de la vallée.
Mes salutations chaleureuses,
Bert Chase,
Secrétaire général pour le Canada
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