MOT DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL – De la Société dans le monde. Nos dons faits à autrui

MOT DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL – De la Société dans le monde. Nos dons faits à autrui

Détail fenêtre rouge, Goetheanum

Chers membres et amis de la Société anthroposophique au Canada,

Le répit que nous vivons durant la saison estivale connaît une fin trop abrupte lorsque recommence la cascade d’événements (réunions et congrès) qui peuplent les mois d’automne. L’agenda de cet automne a été particulièrement intense du fait que les rencontres du Collégium en Amérique du Nord avaient été jumelées à l’assemblée générale de la Société anthroposophique aux États-Unis, et ont été suivies d’une réunion du Collégium avec le conseil de la Société aux États-Unis. Et au Canada la première rencontre importante de la Section d’anthroposophie générale dans un contexte canadien s’est tenue au Hesperus Village à Toronto. Tous ces événements font partie de l’expansion du champ des tâches qui incombent au Secrétaire général. Or, à l’intérieur de cet agenda fort mouvementé, apparaissent ici et là des îlots de calme, offrant des sanctuaires de paix au milieu du flot incessant des événements.

 

Durant mes années d’engagement auprès de Hesperus Village, il y a une chose que j’ai toujours envisagée avec joie et qui représente justement un tel moment de quiétude. J’ai pris l’habitude en arrivant de défaire mes valises, de faire un peu d’épicerie, et ensuite de me rendre au dernier étage de l’édifice, dans l’aile ouest. Là, je frappe doucement à la porte de l’appartement 411 et attends patiemment l’accueil chaleureux qui suit inévitablement. Et en octobre dernier, la scène s’est déroulée exactement de la même manière. La porte s’est ouverte, révélant les joues roses, la chevelure rousse et l’étreinte chaleureuse d’une personne qui est devenue au long des années une amie très chère. Aspiré abruptement dans le chaos créatif habituel de cette amie, j’ai passé les quelques heures qui ont suivi à l’entendre parler de ses multiples intérêts et projets. À mesure que le jour a fait place à la nuit, elle a raconté les derniers exploits de ses enfants et petits-enfants. Ensuite, sans rupture, elle s’est mise à parler de politique, de sa campagne enthousiaste en faveur d’un candidat local à qui elle avait initialement fait subir un examen impitoyable. Toujours égale à elle-même!

 

Elle a parlé ensuite de deux individus dont elle avait récemment reçu des nouvelles, des êtres qui tenaient à lui dire combien elle avait touché leurs vies. Elle m’a décrit la manière dont elle avait réussi à aider ces individus pendant qu’elle occupait le poste d’administratrice d’un organisme de soutien pour malentendants. Elle paraissait être surprise d’apprendre que ces individus, et d’autres aussi, ressentaient qu’elle avait touché leurs vies de façon significative tout simplement parce qu’elle s’est intéressée à eux et a créé des possibilités leur permettant d’évoluer. Et à mesure qu’elle racontait ces faits, je me rappelais qu’elle m’avait parlé, au cours des années, de beaucoup d’autres gens qu’elle avait aidés de multiples façons. Le fait que ces dons faits à autrui avaient été reconnus et appréciés la laissait confuse, perplexe. Car pour elle, il était tout simplement évident que nous faisons ce que nous sommes capables de faire pour les autres, que nous donnons ce que nous pouvons donner. Pour elle, recevoir de la reconnaissance était quelque chose de gênant.

 

J’ai connu Sybille Hahn lorsque, il y a bien des années, on m’a demandé de collaborer au projet de l’agrandissement important prévu par le Hesperus Fellowship. À l’époque, Sybille s’occupait de l’administration de l’organisation. C’est en me rappelant ces premières rencontres que je me rends compte que j’avais ressenti dès notre première rencontre une qualité que, au cours des années, j’en suis venu à reconnaître comme étant essentielle chez elle : sa capacité de se dévouer avec passion à une cause. Et, il n’était pas toujours évident qu’elle nous accepterait d’emblée avec la même intensité d’engagement. Car elle était extrêmement protectrice de sa responsabilité, le Hesperus Fellowship, dont elle défendait passionnément les idéaux et la réalisation de ces idéaux. Elle était toujours vigilante, ayant besoin de s’assurer que ceux qui étaient impliqués dans le projet partageaient les mêmes aspirations.

 

Et dans mon cas, c’était pareil. Mon impression initiale : Sybille était une véritable lionne qui protégeait à tout prix ses lionceaux. Je sentais comment elle m’examinait attentivement, essayant de déterminer si elle pouvait m’inclure comme collègue dans la sphère de ses propres aspirations. Et je me suis senti privilégié d’être accueilli dans le vaste réseau d’individus et d’initiatives auxquels elle se consacrait, sur lesquels elle prodiguait sans réserve le don d’elle-même.

 

Après cette soirée passée ensemble, et une fois terminées les réunions des jours qui suivaient, j’ai quitté Hesperus pour me rendre au Goethéanum. Durant le vol, lorsque la nuit venait remplacer la clarté du jour, j’ai retrouvé encore une fois un espace de tranquillité, un calme donnant lieu à la réflexion. Les restes du repas tardif avaient été enlevés; autour de moi, les autres passagers remontaient les couvertures et ajustaient leurs têtes confortablement sur les oreillers. L’éclairage a baissé d’intensité; autour de moi, on glissait doucement dans le sommeil. Et dans cet espace de calme, je me suis mis à réfléchir sur la soirée qu’on avait passée ensemble et à tout ce à quoi Sybille s’était consacrée durant tant d’années.

 

Mes réflexions se sont élargies pour inclure tous les individus qui, durant ma vie, m’avaient donné le cadeau d’eux-mêmes. Je me suis senti accompagné par tant de gens qui, en m’accordant leurs dons, m’avaient aidé et soutenu alors que je tissais la trame de ce qui est devenu ma vie.

 

Et à mesure que mes réflexions prenaient leur envol, la complexité de ce tissu vivant de rapports humains me paraissait toujours plus élaborée. Et dans cette complexité, une force s’est révélée, une sorte de force créatrice qui agit dans le monde et qui est bien plus puissante que ce que je pouvais créer dans mon imagination. J’ai eu comme l’impression d’être enveloppé, soutenu. Les fils de nos destins individuels forment une coupe à partir des dons de nos capacités personnelles uniques – une coupe qui est immensément plus grande que nous qui la formons.

 

Un sentiment de profonde responsabilité m’a envahi; nous sommes appelés à percevoir et à reconnaître activement la complexité du cosmos de constellations tissé par nos liens mutuels. Et avec cette prise de conscience est venue une nouvelle compréhension de la profonde signification de l’acte de Rudolf Steiner – sa décision de devenir en toute conscience partie intégrante de cet énorme tissu vivant, cette coupe qui nous contient tous, qui nous soutient. Je me suis rendu compte que cet acte de devenir conscient de la coupe formée des fils de nos destins individuels – et de la vivre dans sa réalité – représente pour nous une tâche essentielle. Car elle acquiert de la force lorsqu’on la perçoit activement.

 

Une fois arrivé au Goethéanum, j’ai reçu un mot de Hesperus Village. Il contenait un faire-part, dans un format qui m’était connu – un format que Sybille avait créé elle-même pour communiquer le décès d’un des résidents de Hesperus. Le faire-part contenait une image de qui m’était tellement familière – le visage chaleureux, les joues roses, la chevelure rousse. Toujours imbue de sa grande passion pour la vie et pour les autres, Sybille avait traversé le seuil le 22 octobre, au petit matin.

Mes salutations les plus chaleureuses,

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