21 Jan Via Michaelis À pied de mon village natal au Goetheanum – Michel Dongois
INTRO
Relier à pied mon village natal, Culmont, en Champagne, au Goetheanum. Je viens de réaliser ce rêve d’honorer mon lien de longue date à l’anthroposophie. Un pèlerinage volontairement solitaire, que j’ai baptisé Via Michaelis.
TEXTE
Je suis arrivé sac au dos à Dornach le 29 septembre dernier, après trois semaines passées sur la route, dont 12 jours de marche à travers cinq départements français et trois cantons suisses. Quelque 200 kilomètres séparent mon village de Dornach. Soucieux d’éviter la grand-route, j’ai personnalisé un tracé d’environ 250 kilomètres, via des chemins communaux et départementaux. Il ne s’éloignait jamais trop de la nationale 19, voie habituelle vers la Suisse depuis Paris, et de la ligne ferroviaire Paris-Bâle. Ces deux axes me faisaient rêver, enfant, car ils pointaient vers l’Est, là où me portent mes aspirations.
Le Goetheanum « doit être le symbole de ce qui doit être accompli pour l’élévation de l’humanité », écrit Rudolf Steiner*. Un lieu-carrefour, intégrateur. Cap à l’Est donc, avec pour objectif ultime la statue du Représentant de l’humanité, qui évoque la confrontation de l’humanité aux deux forces du mal, que Rudolf Steiner appelle Lucifer et Ahriman. La statue révèle aussi une alternative, une troisième voie, celle du milieu, qu’on emprunte en choisissant librement de se relier au Christ. Mon pèlerinage avait pour coloration intérieure la recherche de la voie du milieu. Chemin faisant, j’étais donc attentif à identifier des situations, intérieures ou extérieures, qui appellent à repérer le point d’équilibre, la posture morale, parfois subtile et toujours mouvante, qui nous fait éviter les extrêmes.
Naissance, renaissance
Je me suis mis en route le sac à dos léger, mais l’esprit encombré. Je venais en effet d’achever un cycle de 42 ans de journalisme, ce voyage marquant une transition vers la retraite. Il était à la fois synthèse de tout ce qui m’a construit, avec un profond sentiment de reconnaissance à la vie, et occasion d’initier un nouveau départ. Marcher de mon lieu de naissance à un lieu de renaissance, en esprit d’anthroposophie, elle-même « chemin de connaissance », c’était retourner à ma source spirituelle. Effectuer un chemin à rebours en somme, remonter mon fil d’Ariane personnel.
Ancien pèlerin de Compostelle, je me suis souvent demandé si le lieu où l’on se rend en pèlerinage n’est pas aussi, en même temps, celui d’où l’on est envoyé. On en repart alors pour mieux accomplir sa mission, après s’être rapproché des forces spirituelles ayant présidé à notre envoi dans le monde physique. N’y aurait-il pas là alors comme un parfum d’innatalité* planant sur mon périple? Un voyage intuitif ? J’avais ces pensées en tête en m’engageant sur la Via Michaelis.
Longue randonnée
Depuis longtemps la longue randonnée et ses rituels me sont une inestimable école de confiance, en soi et en la vie. Quelle plénitude que de se sentir mobile et de tisser à chaque pas une relation directe au monde ! La clef du succès se résume d’abord à la classique formule des randonneurs : « 40 % dans les chaussures et 60 % dans le moral ». Le reste, c’est la route, les rencontres et le monde qui s’ouvre à soi.
La météo m’a été favorable, l’abribus ou le hangar agricole providentiel me protégeant des rares averses. Je traverse des villages presque déserts, où une maison se vend quasiment au prix d’une voiture. Par endroits, la nature est laissée à l’abandon. Repos bénéfique de la terre certes, mais aussi terrain de jeu pour les expériences des Monsanto de ce monde, loin du regard public. Très souvent, les fruits ne sont plus ramassés. Je me régalerai à l’occasion de prunes ou de pommes recueillies dans les fossés. Très peu de monde dehors, mais je croise toujours au bon moment la femme qui me donne de l’eau, l’homme qui me remet sur le bon chemin.
Le Corbusier
Souhaitant vivre mon périple comme une fantaisie, un élan du coeur, je n’avais rien vraiment planifié, sauf deux escales majeures : le monastère Sainte-Claire, à Ronchamp, près de Belfort, et l’abbaye bénédictine Notre-Dame de la Pierre (Mariastein), en Suisse. Amateur d’hôtelleries monastiques, j’apprécie ces lieux d’accueil et de discrétion, où j’ai réservé plusieurs nuits. Pour le reste, il y a l’hôtel ou la chambre d’hôte.
Me voilà grimpant l’ancien chemin de pèlerinage menant au sommet de la colline de Ronchamp. Le Corbusier l’emprunta en 1950 pour y reconstruire la chapelle, l’un des 4 000 édifices religieux détruits en France par la guerre. Un dilemme opposait alors anciens et modernes: reconstruire à l’identique ou innover ? Le Corbusier choisit le nouveau, pliant à sa volonté le béton, son matériau fétiche, utilisant aussi la lumière comme matériau à part entière, pour mieux diriger le regard vers le ciel. « Si le soleil entre dans la maison, il est un peu dans votre coeur », disait-il.
L’architecte a voulu la chapelle comme un « lieu de silence, de prière, de paix et de joie intérieure. » Mais elle vieillit mal et nécessite bien des réparations. Deviendra-t-elle musée, figée dans son statut d’icône architecturale du 20e siècle ? L’arrivée des soeurs Clarisses apporte alors un second souffle à la colline, lieu de pèlerinage marial attesté depuis le 11e siècle.
L’architecte Renzo Piano (Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, Paris; The Shard, Londres) établit les plans de leur monastère. Il ne veut « ni s’imposer, ni s’effacer » devant l’oeuvre de Le Corbusier. Et pour ne pas lui porter ombrage, le monastère sera en partie souterrain, à flanc de colline, « se maintenant au plus près du sol et recevant la lumière d’en haut. » Les soeurs y emménageront en 2011.
Espace indicible
Lorsqu’une oeuvre est à son maximum d’intensité, de proportion, de qualité d’exécution, de perfection, expliquait pour sa part Le Corbusier, les lieux se mettent à rayonner, physiquement. « Ils déterminent ce que j’appelle l’espace indicible, c’est-à-dire qui ne dépend pas des dimensions, mais de la qualité de perfection : c’est du domaine de l’ineffable. » Cet espace qui rayonne se situe au point de rencontre, dans l’harmonie, des forces d’en haut et de celles du bas, entre légèreté et pesanteur. Et ce qui vaut pour l’architecture peut-il aussi valoir pour l’être humain ? Je me posais la question en flânant sur la colline. Comment trouver en nous cet espace rayonnant, contrepoids au foyer de destruction que chacun porte en soi, et qu’évoque Rudolf Steiner ?** Cet espace représente-t-il aussi l’équilibre instable entre des forces extrêmes ?
De Ronchamp, la Suisse n’est pas très loin. Je traverse la frontière, à peine matérialisée, après avoir suivi un bout du Circuit du kilomètre zéro du front Ouest. Ce sentier de sept kilomètres montre les vestiges des trois fronts (français, suisse, allemand) durant la Première Guerre mondiale. J’imaginais Rudolf Steiner et ses collaborateurs érigeant le premier Goetheanum au son du canon tout proche. Le front Ouest comprenait un chapelet de casemates s’étirant sur près de 750 kilomètres, de la frontière suisse à la Mer du Nord. Les soldats allemands qualifiaient à la blague le point zéro de « Terminus du métro Ostende-Suisse ».
Nicolas de Flüe
Une promenade bucolique me fait déboucher sur l’abbaye bénédictine, en charge du sanctuaire marial de Mariastein. À mon arrivée, la communauté monastique célébrait, expo à l’appui, le 600e anniversaire de naissance de Nicolas de Flüe, patron de la Suisse (1417-1487). Homme universel, à la fois paysan, conseiller des princes et des évêques, pèlerin et chercheur spirituel, il a joué les médiateurs, alors qu’une guerre civile menaçait la Confédération suisse. Il a réconcilié les cantons ruraux, les amenant à accepter d’y intégrer deux cantons urbains, ceux de Fribourg et de Soleure, où se trouve l’abbaye.
Appliquant sa règle de vie – s’obéir mutuellement -, il a inauguré un nouveau style de rapports sociaux, dans le milieu familial comme sur la scène politique, recherchant des solutions à l’avantage de tous. Un précurseur en quelque sorte du rôle civilisateur que jouera plus tard la Suisse (Croix-Rouge, Société des nations, conventions de Genève, démocratie directe).
Beaucoup attribuent aussi à Nicolas de Flüe le salut de la Suisse lorsque, le 10 mai 1940, les nazis envahissent trois pays neutres – Belgique, Luxembourg, Pays-Bas – pour attaquer la France. Ils annoncent le 12 mai que dans les 48 heures, plus aucun État neutre ne subsistera en Europe. La Suisse attend l’assaut allemand pour la nuit du 14 au 15 mai. Or, le 13 au soir, un lundi de Pentecôte, 15 personnes voient apparaître dans le ciel à Waldenburg, non loin de Mariastein, une main lumineuse interprétée comme étant celle, protectrice, de Nicolas sur la Suisse. Nuage en forme de main ? Un mystère, la main de Waldenburg, mais le pays est épargné.
De Mariastein au Goetheanum, il me reste à peine cinq heures de marche. Je salue en passant le génie suisse, dont le réseau de chemins pédestres — sentiers pour piétons ou de randonnée — est l’un des mieux signalisés au monde. Des indications omniprésentes permettent ainsi de joindre à pied un lieu à un autre, partout au pays. La Suisse s’apprête à appliquer ce savoir-faire au vélo, en vue d’humaniser les déplacements.
Espace vide
Déjà le Goetheanum se profile à l’horizon. Je me rends à la Haus Friedwart, où je loge. N’ayant aucune attente, sinon celle de l’expérience de la route elle-même, je suis heureux d’avoir atteint mon objectif. Trois jours durant, je m’imprègne de l’esprit du lieu, explorant aussi les environs du Goetheanum, bordé au nord par des champs fraîchement labourés. J’y vois une promesse de semences et d’espérance à venir.
Je croise quelques participants venus assister à la rencontre de la Michaélie, intitulée Impulsion pour l’avenir : le Goetheanum, de 1917 à 2017. J’attrape la plénière de la fin, où il est notamment question, pour tous les acteurs sociaux, du juste prix des biens et des services et de l’urgence de forger un avenir économique reflétant la fraternité. La crise des migrants teinte également les débats.
Être au Goetheanum pour la Michaélie me ravit, moi qui voue une profonde dévotion à l’Archange dont je porte le nom. Néanmoins, je touche aussi un espace vide, je me sens comme dans un état naissant : ce pèlerinage, et puis après ? Est-ce donc cela aussi, l’esprit de Michaël, qui nous appelle dans la discrétion tout en nous laissant libres ? La statue du Représentant de l’humanité, « terminus » de mon voyage, m’apparaît alors comme la lampe du sanctuaire, exhortation à l’éveil et à la présence vigilante, ferment de renouveau aussi, pour la suite des choses.
Sac au dos, je regagne la France en quelques heures, en longeant la Birse, affluent du Rhin. Me voici à Huningue, en Alsace, sur la Passerelle des trois pays, qui fait franchir le Rhin aux piétons et cyclistes venus d’Allemagne, de France ou de Suisse. Je prends ensuite le train vers mon village natal.
Résistance
Avec le recul, j’ai conscience d’avoir participé à un mouvement social majeur, celui des pèlerinages, sain contrepoids à la réalité virtuelle. Il inclut le recours aux itinéraires culturels du Conseil de l’Europe, dont le plus connu – Les chemins de Saint-Jacques de Compostelle – a donné le coup d’envoi à tous les autres, en 1987. Le mot spirituel ne passant plus, le Conseil (47 États membres) utilise le vocable culturel pour désigner ces chemins qui ont façonné l’identité européenne. Il reconnait 32 itinéraires, dont plusieurs comportent des portions pédestres (Via Francigena, de Canterbury à Rome, Itinéraire Saint-Martin de Tours, Transromanica – itinéraires romans -, voies européennes de Mozart, Route européenne des abbayes cisterciennes, etc.).
Celles et ceux qui les empruntent à pied se trouvent souvent à un moment-charnière de leur vie – divorce, maladie, début ou fin de carrière. En suivant sa voie, en renforçant son identité propre, chacun se relie ainsi aux autres, en un acte de résistance à la mécanisation du monde.
*Rudolf Steiner, Les impulsions sociales à la lumière de la science de l’esprit.
**Rudolf Steiner, Anthrosophie une cosmosophie, tome 1, conférences 1 et 2, Dornach, 23 septembre 1921. Éditions anthroposophiques romandes.
Michel Dongois
Claude Gendron
Posted at 14:34h, 21 janvierUn itinéraire très personnel dont la tonalité confine à l’universel. On ne peut que se sentir participer à cette fabuleuse aventure qui renoue des liens entre les chemins du Ciel et ceux de la Terre qui se sont inscrits dans notre parcours depuis notre naissance. Un autre de ces textes où l’on se sent interpeller au point qu’il vaut la peine de le lire et le relire, tant le chemin décrit est à la fois incarnation de la poésie terrestre et de la vérité intemporelle placées sous l’impulsion de Michaël. Merci !