13 Sep When Manicheism and Anthroposophy look to the future – Michel Dongois
Devenir contemporain : peut-on transformer le mal ? Cette question de Christine Gruwez*, invitée à Montréal par Arie van Ameringen et Renée Cossette, a nourri une réflexion sur le manichéisme. Environ 70 personnes réunies à l’École Rudolf Steiner de Montréal le vendredi 17 mai dernier ont amorcé des échanges qui se sont poursuivis durant la fin de semaine consacrée à l’Assemblée générale annuelle de la Société anthroposophique au Canada. Devenir contemporain, c’est apprendre à se situer face au bien et au mal dans la vie quotidienne, indique Christine Gruwez. L’enseignement de Mani (216-276) sur la lumière et les ténèbres peut nous y aider. Entrevue.
D’où vient votre intérêt pour le manichéisme ?
De l’étude des langues iraniennes anciennes à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, dans les années 1970. Lire des textes manichéens, rédigés notamment en moyen perse, me touchait beaucoup, sans que je sache en quoi consistait mon émotion. La parution, en 1993, du livre Comment sauver l’âmede Bernard Lievegoed, qui a renouvelé le contact avec l’impulsion manichéenne, a réveillé cette émotion. Avec deux amis, John van Schaik et Roland van Vliet, nous avons décidé d’étudier en profondeur le manichéisme.
À partir de 1995, nous avons organisé des conférences et des groupes de travail aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne. Nous avons entrepris en 2006 un grand voyage le long de la route de la soie pour visiter divers lieux manichéens, dontPendjikentet Samarcande. Né en Perse au IIIe siècle, le manichéisme historique s’est incarné pendant un millénaire environ. Il a été religion d’État chez les ouïgours.
Parlez-vous farsi ?
Oui. Cette langue très transparente et claire s’écrit avec l’alphabet arabe. Pour la rendre, on y ajoute quatre lettres, puisqu’en arabe, langue sémitique, les consonnes sont de première importance; en persan moderne, ce sont les voyelles. À partir de 2002, j’ai fait de fréquents voyages en Iran, le dernier datant d’octobre 2018.
Pourquoi Rudolf Steiner, qui a tant évoqué Ahriman, Lucifer et le Christ, est-il si discret avec Mani ?
À deux reprises il a exprimé qu’il était désolé de ne pouvoir en dire davantage au sujet de Mani, mais il n’a pas dit pourquoi ! Il évoque « l’intention du manichéisme », pour l’avenir, dans une conférence (11 novembre 1904), la seule qu’il ait donnée sur le manichéisme.
Quelle est la tâche de Mani ?
Guider ceux qui ont entrepris de transformer le mal. Mani a son courant propre dans l’évolution et va accompagner l’humanité jusqu’à la fin des temps. Il prépare le moment où les humains de la 6e époque seront guidés à partir de leur propre être, de la lumière de leur propre âme, pour surmonter les formes extérieures et les transformer en esprit, selon Rudolf Steiner.
Ce dernier parle de Mani comme d’un « envoyé », haut ambassadeur du Christ. C’est là en somme un titre spirituel, écrit en araméen sur un cachet en cristal que Mani portait sur lui. Ce cachet, ou sceau, se trouve à la Bibliothèque nationale de Paris. J’ai eu le privilège de le regarder (il n’est pas exposé) et surtout, de le prendre en main.
Que dit le récit manichéen de la création ?
Que les royaumes (états spirituels) de la lumière et des ténèbres, coexistants, co-éternels et consubstantiels, ont tous deux la possibilité de créer. Leur substance est égale, leur nature opposée.
Au royaume de lumière, un être se sépare de ce qui l’entoure, car il veut contempler sa propre lumière, ce qui interrompt le flux lumineux. C’est le début de l’obscurité. Les premiers à vivre un éveil spirituel sont les êtres des ténèbres, par le contraste de la lumière. Ils veulent attaquer le royaume de la lumière, qui continue à dormir, pour s’en emparer. Devant l’urgence, les êtres de lumière s’éveillent. Nous sommes lumière, se disent-ils, et si nous ripostons, alors nous ne sommes plus lumière; en attaquant à notre tour, nous deviendrions ténèbres.
Au lieu de punir les ténèbres, le royaume de la lumière envoie alors un être de lumière qui choisit de se livrer librement aux ténèbres. Il est déchiqueté, car chacun veut en tirer pour lui-même une étincelle de lumière. Les êtres des ténèbres absorbent cette étincelle, s’éveillant ainsi à la lumière, qui commence à agir en eux de l’intérieur. D’où un troisième principe, l’état de mélange, à partir duquel la création commence.
Et quelle est la leçon de l’histoire ?
Que la lumière vainc les ténèbres non par la punition, mais par la douceur, la clémence, la bienveillance, sentiments que recouvre le terme allemand Milde. Non en résistant au mal donc, mais en s’unissant à lui. Le mal ne peut se libérer lui-même, c’est à nous de le faire librement.
Pour l’instant, le peu de compréhension envers la vie spirituelle nuit à l’action de Mani. D’après les propos de Rudolf Steiner rapportés par Ehrenfried Pfeiffer, un anthroposophe de la première heure, il faudrait, pour faciliter son incarnation, disposer d’une école Waldorf où Mani pourrait se former et pouvoir compter sur un début de tripartition sociale.
Le manichéisme est-il destiné à prendre le relais de la spiritualité judéo-chrétienne ?
Non, Rudolf Steiner ne le considère pas comme une religion. Il s’agit, pour les manichéens de l’avenir, de préparer une forme dans laquelle la vie christique pourra se couler. Cela vaudra certes pour la 6e époque, mais il faut la préparer dès maintenant. En résultera non une nouvelle religion, mais ce que Rudolf Steiner comprend comme étant le vrai christianisme. Il dépassera la religion et contiendra toutes les religions qui se transformeront. C’est le règne du Saint Esprit.
Le manichéisme historique, selon Rudolf Steiner, est le précurseur d’une nouvelle façon de se relier au bien et au mal et nous devons utiliser pour l’avenir ce qu’il a initié dans l’évolution. On pense souvent que le mal est à l’extérieur de soi. Or, prendre conscience qu’il se trouve aussi en soi, c’est faire un pas important. Le bien en moi peut alors rencontrer le mal, à l’intérieur comme à l’extérieur, avec douceur et bienveillance. Le bien qui pardonne au mal devient un plus grand bien; la lumière qui traverse les ténèbres devient une lumière autre.
Qu’est-ce au juste que le Mal ?
Un processus provenant d’êtres spirituels (Lucifer, Ahriman, les Asouras), et non pas d’êtres qui ont chuté. Rudolf Steiner le dit de façon nouvelle et radicale :
1-Le mal a été voulu dans la création, il n’est pas accidentel;
2-Les êtres spirituels par qui le mal trouve sa place dans l’évolution ne perdent pas leur nature spirituelle. Le mal provient d’êtres de haut rang qui se manifestent pour permettre à l’homme de cultiver la liberté, le choix. Nous sommes intéressants pour les forces du Mal,car nous pouvons cultiver la liberté dont les Anges sont exclus. Un acte de liberté de l’homme intéresse au plus haut point le monde spirituel.
Quelles sont les intentions des forces adverses ?
-Lucifer veut nous faire comprendre qu’on est plus avancé que les autres. Il nous fait plus grands que nous-mêmes, nous fait croire que nous sommes déjà arrivés;
-Ahriman veut nous convaincre que nous ne sommes que des êtres matériels. Nous coupant des forces spirituelles, il amoindrit l’être humain. La peur, son arme favorite, nous bloque l’accès à notre être essentiel;
-Les Asouras, êtres spirituels qui ont préparé leur actionsur l’Ancien Saturne, ont la réalité virtuelle pour champ d’action. Impossible de se les représenter, car ils n’ont pas de face, seulement un masque et derrière, le vide. Ils veulent nous enlever la possibilité de nous individualiser et rendre les êtres interchangeables. Ils s’attaquent au JE.
Rudolf Steiner a montré comment Lucifer et Ahriman travaillent ensemble, par l’interaction du principe de vie et du principe de forme. La vie, avec toutes les potentialités dont dispose chaque être humain à sa naissance. Et la forme, qui limite et offre des résistances, afin de permettre à la potentialité de se réaliser. Quand le principe de forme devient trop contraignant par exemple, il nous suffoque; quant au principe de vie qui s’épanouit sans retenue, il ne bâtit rien.
Pourquoi tant parler du Mal aujourd’hui ?
Chaque grande époque culturelle porte un principe d’initiation, d’où peut jaillir le potentiel créateur de l’époque. Si le mystère de la Mort concernait la quatrième époque, celui du Mal s’applique à notre temps (Rudolf Steiner, 26 octobre 1918). Se confronter au mystère du Mal constitue un chemin d’initiation moderne, à l’ère de l’âme de conscience. Le bien et le mal travaillent désormais ensemble (Rudolf Steiner, 11 novembre 1904).
Les forces du mal oeuvraient jadis de l’extérieur, mais une extension s’est opérée : elles travaillent dorénavant aussi à partir de chacun de nous. Nous avons ainsi à notre disposition la possibilité (Neigung, en allemand, inclination) de commettre le mal et de faire le bien. Quand on fait le bien, on pourrait aussi faire le mal. Il y a là un germe de liberté future, le choix dépendant de notre liberté naissante. Rudolf Steiner (25 juin 1908, Apocalypse de Jean) voit comme une épée à double tranchant ce JEhumain qui peut dire oui et non. Dire oui, alors qu’il avait la possibilité de dire non, et vice versa.
Où réside la source de l’accroissement du Mal dans le monde ?
Dans leJEhumain précisément. Motivé par l’égoïsme et les intérêts personnels, il peut refuser un espace à l’autre JE, privilégiant sa propre satisfaction aux dépens des circonstances de vie d’un autre JE. Or, il s’agit d’intégrer plutôt que d’exclure, de transcender le dualisme (ou/ou)pour fonder sa conscience sur l’inclusion (et/et).
On doit à Ita Wegman l’expression « entrer dans la peau du dragon », pour illustrer la nécessité nouvelle de s’unir au mal, sans faire le mal. Avec l’âme de conscience, je porte en moi toute tendance au mal et au bien. Pourquoi est-ce que je porte aussi en moi le potentiel du mal ? Cette question remplace pour notre temps l’antique interrogation de Job :Pourquoi ce malheur m’arrive-t-il à moi ?
Quelles sont les étapes sur le chemin d’initiation face au Mal ?
C’est un processus en cinq temps, pas forcément successifs. Face à un événement qui nous choque, par exemple :
1-Nous sommes spectateurs, impuissants, comme paralysés et incapables de retrouver le contact avec notre volonté;
2-Nous l’accueillons silencieusement et activement, nous l’intériorisons;
3-Nous lui sommes présents, nous nous sentons parties prenantes;
4-Nous devenons témoins, rencontrant aussi en nous la souffrance du mal. Le mal souffre et fait souffrir, car il ne peut se délivrer lui-même. D’où un travail de transformation.
5-Nous devenons contemporains en exerçant la présence d’esprit, en restant éveillés, un peu comme lorsque nous veillons une personne en fin de vie. Pas juste un éveil émotif, mais un état de conscience que je fais durer par mes propres efforts.
Si je vais au bout de l’impuissance, je sens que quelque chose me porte. Je ne suis pas seul, le Christ porte pour nous le poids de l’humanité. Doté de la possibilité, et de la liberté, de commettre le mal et de commettre le bien, je deviens humain en étant contemporain.
Qu’est-ce que ça signifie au quotidien ?
Ce qui compte, ce sont les petits gestes de la vie de tous les jours faits dans la discrétion, pour racheter le mal. Vous êtes assis en avion par exemple, et une place est libre près de vous. Vous voyez s’approcher les passagers et vous vous dites : Ah ! non, pas lui, pas elle ! Cette réaction naturelle, que je porte en moi, je prends conscience qu’elle représente aussi la possibilité du mal.
Par ailleurs, celui qui exclut s’exclut lui-même. Posons-nous la question devant un acte mauvais qui nous heurte : ne serais-je pas, moi aussi, capable de commettre un tel acte ? Là peut commencer le pardon. Sergueï O. Prokofieff** (dans Le pardon : sa dimension occulte) a montré comment le pardon libère le karma des conséquences de l’acte et affecte aussi les anges qui tissent les liens karmiques. Pardonner, c’est assumer soi-même une partie du travail de l’ange.
Comment concilier développement personnel et intérêt pour l’autre?
En commençant à se préoccuper de ceux qui sont à la traîne, en arrière, sans toujours regarder ceux qui sont devant nous, en avance. Ne pas seulement se mettre au service de l’autre par dévouement,ce qu’il faut faire évidemment, mais aller jusqu’au point où je décide au besoin de retarder mon propre développement pour lui permettre d’avancer. Suspendre pour un temps ma propre évolution pour aider celui ou celle qui, sans moi, ne peut progresser. Un peu comme Parsifal qui refusait d’être couronné alors qu’il savait que son frère, lui, n’était pas admis. Pas moi sans l’autre ! Le développement personnel, oui, mais au service d’autrui.
Il faut clairement identifier le bien et le mal en soi. La véritable préoccupation envers autrui – un intérêt qui ne pose aucune condition et n’a aucune attente en termes de réciprocité – est une expression du bien à laquelle le JEparticipe.
Ne fait-on pas aussi le mal à notre insu?
Oui, quand notre lumière jette une ombre sur les autres. Si tu brilles, d’autres vont se trouver dans l’ombre, c’est vrai dans le champ social. D’où l’importance de retenir sa lumière. Ne pas la laisser trop transparaitre ne doit certes pas nous empêcher d’avancer. Le principe de base du mal, c’est la division. Il apparait chaque fois qu’on divise ce qui appartient à un tout plus grand.
Pour le monde spirituel, l’humanité est intéressante en autant qu’elle évolue; l’ange n’est pas libre, il nous regarde. Or, les forces adverses visent à empêcher tout développement. Elles aussi évoluent cependant et passent par quatre étapes : l’être; le geste de révélation de leur intention première; la manifestation; le passage à l’acte. On peut apprendre à observer ces quatre étapes en soi. Le défi de l’être humain consiste à devenir … humain, c’est tout le Mystère du Golgotha, où un être spirituel devient humain !
L’année 2019 marque le 800e anniversaire de l’entretien de François d’Assise avec le Sultan, qu’il a rencontré à Damiette à pied, sans armes et avec un compagnon. Votre réflexion ?
Les musulmans reconnaissent saint François, et à cause précisément de cet entretien. En Occident, l’islam joue un rôle d’éveilleur, pour nous alerter aux pièges de l’âme de conscience. Il y a donc motif à se souvenir, pour garder ouvert l’espace du devenir.
Face à la situation générale de notre temps, Rudolf Steiner (26octobre 1918) précise qu’il n’y a aucune raison de devenir pessimiste, mais toutes les raisons de s’éveiller. Dans la mesure où le mal s’approche de nous, le bien aussi s’approche de nous. Les deux sont liés.
*Formée en Belgique en philosophie et en linguistique comparée. A enseigné à l’École Waldorf d’Anvers. Ses recherches concernent le christianisme, l’islam, le manichéisme et le dialogue entre les religions et les cultures. Parmi ses ouvrages, Devenir contemporain; Mani et Rudolf Steiner– Manichéisme, anthroposophie et leur convergence dans l’avenir(Perceval, 2019).
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