21 Fév À la mémoire de Barbara Sparling 17 mai 1933 – 26 janvier 2021
Ma voisine, Barbara Sparling, avait besoin de se servir d’une canne pour se déplacer. Pensez-vous qu’il s’agissait d’une personne faible, hésitante? Au contraire, elle marchait avec confiance, d’un pas résolu. Lorsqu’elle vous parlait, son regard vous fixait directement, et qu’elle soit d’accord avec vous ou non, ses paroles communiquaient du respect et de l’intelligence. Elle était plutôt petite, et sa personne débordait de bonne humeur et d’énergie.
Avant que le ciel ne soit tombé en mars dernier, j’ai dîné avec Barbara dans un bon restaurant avant que nous assistions à une pièce de théâtre ensemble. Je lui ai demandé alors ce qu’elle avait fait comme travail dans la vie. Elle a répondu avec un grand sourire, guettant ma réaction : « J’ai commencé comme danseuse professionnelle! » Je ne sais pas au juste ce à quoi je m’attendais, mais je n’aurais jamais deviné qu’elle avait été danseuse.
Barbara Sparling est née à l’hôpital Cook County à Chicago en 1933. Elle a passé ses années de jeunesse à Evanston, une banlieue de Chicago où est située l’université Northwestern. Son père travaillait dans l’industrie du pétrole, et était propriétaire de l’entreprise qui allait devenir plus tard la Quaker Oil Company. Pendant la Deuxième Guerre il a été coordonnateur en chef de l’industrie pétrolière. Sa mère, Nelda Holmgren, était microbiologiste renommée, ayant obtenu son doctorat de l’université Northwestern l’année même où Barbara a terminé ses cours à l’école secondaire (Evanston Township High School). Nelda a participé à la création du premier Cell Science Centre à Lake Placid, dans l’état de New York.
Quand Barbara avait 6 ans, son père a quitté la famille, et sa mère a été hospitalisée suite à une dépression nerveuse. On a envoyé Barbara et son frère dans des pensionnats séparés. Son frère a fréquenté l’école militaire jusqu’à la huitième année. Barbara a passé une année dans un pensionnat catholique, ce qui était une expérience troublante pour elle, car elle n’avait que huit ans et qu’elle n’était pas catholique. Lorsqu’elle est retournée vivre chez elle, sa mère travaillait beaucoup et étudiait à l’université, et son frère était pensionnaire à l’école militaire. Les cinq années qui ont suivi ont été pour elle une période d’une grande solitude.
À l’âge de neuf ans déjà, Barbara savait qu’elle voulait être danseuse. Tous les matins, en se levant, elle faisait ses étirements comme toutes les ballerines. Elle a suivi des cours de danse pendant quatre ans dans une institution pour jeunes filles à Evanston. À l’âge de treize ans, elle s’est inscrite à un camp de danse moderne située à Washington Island, dans le Wisconsin. Elle s’est emballée pour la danse contemporaine et est devenue une élève de Sybil Shearer (une danseuse qui avait fait carrière dans la danse contemporaine, étant devenue célèbre en présentant un programme solo à Carnegie Hall en 1941, et qui avait fini par s’installer dans la région de Chicago). Son studio se trouvait à Winnetka, une banlieue de Chicago. Or, le père de Barbara habitait à Winnetka avec sa deuxième famille, et Barbara gardait souvent ses deux jeunes garçons. Pour pouvoir payer ses cours avec Mme Shearer, Barbara donnait des cours de danse pour enfants.
Étant donné que sa mère étudiait à temps plein, et qu’elle-même était totalement axée sur son désir d’être danseuse, Barbara est devenue une jeune femme très indépendante. Elle a repris une formation en ballet classique à Chicago, ce qui voulait dire qu’elle devait prendre le métro aérien au moins trois fois par semaine pour se rendre au centre-ville. Sa mère, sans contribuer aux frais de scolarité, lui permettait de poursuivre sa formation sous condition qu’elle réussisse ses études. À cette époque, Barbara avait une amie très proche, Phyllis, qui elle aussi vivait seule chez sa mère. À l’école secondaire, les deux amies adoraient assister ensemble aux matchs de basketball et de football et aimaient s’asseoir ensemble au resto du coin devant un plat de croustilles et des verres de coke.
En terminant son secondaire, Barbara s’est installée à la YWCA dans le quartier nord de Chicago et suivait des cours quotidiennement chez Stone & Camryn. Stone était professeur de ballet et de pointes, et Camryn enseignait la danse figurative. Elle suivait aussi des cours avec d’autres professeurs lorsque possible. Pour apaiser sa mère, Barbara a suivi avec succès une année d’études à la faculté d’arts et lettres de l’université Northwestern.
Barbara a connu l’anthroposophie à l’âge de dix-neuf ans, ayant trouvé un exemplaire de Comment acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs dans une boutique de livres d’occasion à Chicago. Pendant des années, elle reprenait la lecture de cet ouvrage dans ses moments de dépression.
Elle se souvient d’avoir trouvé que les gens qui pensaient et vivaient de cette manière étaient peut-être sur la bonne voie. Cette perspective représentait un contraste radical avec les sentiments xénophobes et intolérants exprimés ouvertement à l’époque. Cela aurait été normal qu’en tant que jeune femme, Barbara accepte les attitudes courantes de son époque, mais elle a été attirée par la philosophie inspirante et édifiante qu’elle trouvait dans ce livre.
L’âge d’or de la comédie musicale américaine s’est implanté alors grâce à l’œuvre de Rogers et Hammerstein, qui incarnaient dans leurs comédies musicales le véritable esprit américain. Leurs œuvres mettaient souvent en scène des éléments de la population qui étaient généralement exclus en raison de leur race, classe sociale, ou religion. Ces comédies musicales ont entièrement transformé le genre : la légèreté des productions antérieures a cédé la place à des spectacles présentant des thèmes plus sérieux. The King and I a été présenté pour la première fois sur Broadway le 29 mars 1951, mettant en vedette Gertrude Lawrence et Yul Brynner. La production est restée à l’affiche pendant trois ans et a récolté cinq prix Tony.
La première troupe itinérante de The King and I, dont le chorégraphe était le grand Jerome Robbins, a donné sa première présentation en 1954 à Hershey, dans la Pennsylvanie. La troupe a joué dans 30 villes, y compris à Toronto, et a fini sa tournée au Shubert Theater à Philadelphie en 1955. Lorsque la troupe était à Chicago, on a tenu des auditions pour remplacer un membre du corps de ballet. Barbara s’est trouvée parmi les cent candidats qui cherchaient à être engagés. Elle a réussi les quatre étapes de l’audition et a été choisie. Elle a voyagé avec la troupe pendant six mois et a pris l’avion pour rentrer à Chicago une fois la tournée terminée.
Barbara s’est alors demandé où elle pouvait aller pour trouver du travail. Elle s’est rappelé combien elle avait trouvé vivant le monde artistique de Toronto. Il y avait plusieurs émissions de télévision où elle pensait pouvoir trouver du travail en tant que danseuse. C’est donc en 1956 qu’elle s’est rendue en voiture jusqu’à la frontière canadienne pour demander le statut d’immigrante reçue, qui lui a été accordé sur-le-champ. Cela est une chose qui nous semble étonnante de nos jours, où le processus pour devenir immigrant reçu est fort compliqué. À cette époque, elle a trouvé du travail à la CBC et a tenu le rôle de Priscilla dans une version musicale d’Anne of Green Gables (Anne…la Maison des Pignons verts).
Et comme tant d’autres individus du monde du spectacle, Barbara devait arrondir ses fins de mois en trouvant une autre source de revenus. Plusieurs d’entre vous pourront vous souvenir de l’âge d’or des cafés à Yorkville (le quartier si cher à Gordon Lightfoot). Barbara s’est fait engager pour travailler à temps partiel dans un établissement qui avait pour nom The House of Hamburg, un club de jazz où les musiciens pouvaient monter sur scène de manière informelle. C’est là qu’un certain joueur de saxophone, Bill Sparling, qui jouait avec plusieurs formations connues à l’époque (Moe Kaufman, Rob McConnell), lui est tombé dans l’œil.
Comme le gouvernement canadien de 1957 a décrété des compressions budgétaires dans le domaine des arts (plus ça change…!), et plus particulièrement à la CBC, Barbara et Bill, qui se sont mariés en 1958, n’arrivaient pas à gagner leur vie dans le monde artistique; Bill a entrepris d’ouvrir un magasin de musique.
Barbara a suivi une formation d’éducatrice pour la petite enfance et a travaillé dans une garderie coopérative de l’Église unie jusqu’à la naissance de leur fils Ken en 1959. Leur fille, Geneviève, est née en 1961. Dès 1965, lors de la rupture du mariage, Barbara, mère de deux jeunes enfants, s’est vue obligée de chercher du travail.
Quand Barbara a inscrit ses enfants à l’école privée Bayview Glen, sa fille ‘Genni’ a déclaré que sa mère aussi était professeure. La secrétaire en a pris note, et bientôt Barbara a été engagée comme éducatrice pour un groupe d’enfants de deux ans. La propriétaire de l’école a envoyé Barbara suivre une formation de deux ans pour obtenir un certificat officiel d’éducatrice, et c’est justement à l’Université de Toronto qu’elle a fait la connaissance de Pat Kettle, une des fondatrices de la Toronto Waldorf School.
Grâce à son lien avec la communauté Waldorf, Barbara a pu assumer plusieurs postes d’enseignante au fil des années au sein de la Toronto Waldorf School et aussi dans d’autres écoles Waldorf. Elle avait un grand respect pour la philosophie de la pédagogie Waldorf et était particulièrement heureuse de participer à l’enthousiasme et l’esprit de camaraderie qui régnaient autour de la création de la Toronto Waldorf School.
Et comme elle a gardé le contact avec ses collègues de la TWS, Barbara était au courant de l’existence de la résidence Hesperus, et a pu s’y installer le 3 octobre 2011. Elle est vite devenue membre active de la communauté et favorisait l’enrichissement de la vie des résidents en travaillant au niveau de la vie sociale et culturelle – à la bibliothèque et dans les cercles artistiques.
À un certain moment de sa vie, Barbara avait décidé qu’elle voulait connaître quelque chose de complètement différent. Elle s’était installée dans une petite cabane de bois rond près de Janesville, Ontario. « La cabane était située sur un terrain de cent cinquante hectares avec des forêts, des prés, et un ruisseau. Au bord du ruisseau il y avait des plants de menthe, et dans le ruisseau, du cresson ». La cabane se trouvait sur une colline qui dominait le terrain. Il y avait une petite annexe équipée d’une salle de bain, d’eau courante, et de chauffage électrique, alors que la partie d’origine était chauffée au poêle à bois. L’hiver, lorsque les tuyaux gelaient, Barbara devait transporter de l’eau et fendre du bois pour le poêle. Il y avait aussi une vieille écurie avec des chambres à l’étage qui pouvaient accueillir des invités. Barbara avait un foyer à l’extérieur de la cabane, et elle dormait souvent à l’extérieur, dans une tente. Pour voir ses voisins les plus proches, qui demeuraient à un kilomètre de distance, elle prenait son camion.
La jeune fille qui s’était frayé son propre chemin dans la ville de Chicago et ses alentours à la poursuite de ses rêves, cet individu farouchement indépendant, n’avait jamais peur de franchir de nouvelles frontières. Et, voilà qu’elle était devenue ma voisine de palier. Oui, nous étions voisines, et j’ai eu le plus grand plaisir à l’entendre raconter ses souvenirs.
Julia Collins
Extraits tirés d’un article paru dans le numéro d’octobre de la revue de Hesperus On Écrit, et partagé lors des obsèques.
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