Compostelle Trois amies sur le chemin étoilé (deuxième partie)

Compostelle Trois amies sur le chemin étoilé (deuxième partie)

En chemin.

Maria est massothérapeute. Sa vocation, c’est de masser les pèlerins, et les pèlerins uniquement, à l’auberge Jacques de Molay, dans le petit village de Terradillos de Los Templarios. Elle a une façon bien à elle de vivre son travail, indique Chantal Lamothe, qui a profité de ses soins pour son tendon d’Achille blessé.

« Cette femme, que je qualifie de gardienne du Camino, masse les marcheurs en leur faisant comprendre qu’ils habitent leur corps d’une façon différente. Elle dit être là pour apaiser ce corps en mouvement. » Chantal en a beaucoup appris sur l’esprit de Compostelle en échangeant tant bien que mal avec elle, dans un mélange d’espagnol et d’anglais.

Maria observe par exemple que des pèlerins empruntent le Camino tout en étant malades. Atteints de cancer, plusieurs espèrent même que le Chemin va les guérir. Il arrive aussi que certains meurent en route. Maria se demande d’ailleurs si bien des gens ne se lancent pas dans l’aventure à un âge trop avancé. Des pèlerins, conscients de cette réalité, lui ont fait savoir que c’était pour eux leur dernière chance. Et que si ce devait être leur dernier voyage, ma foi, ils considéraient plutôt comme une grâce de mourir sur les Chemins de Compostelle !

Notre corps, lui expliquait Maria, est notre véhicule, notre maison, notre  instrument aussi. « Eh bien, Maria nous massait en vue d’accorder notre instrument », résume Chantal. Le pèlerin ne fait pas juste subir son corps, il ne se contente pas de composer avec lui de plus ou moins bonne grâce. Il s’en saisit consciemment en vue de vivre à fond le Camino. Marcher dans la durée, avec douceur, révèle au pèlerin cette relation privilégiée, intime, à son propre corps, en en faisant ressortir aussi les fragilités.

Sagesse du chemin

Mais la vraie leçon de la rencontre avec Maria est ailleurs, selon Chantal. Elle se trouve dans la sagesse que cette femme a distillée au contact des centaines et des centaines de pèlerins qu’elle a aidés à poursuivre leur route. Maria reconnait quatre préalables à un pèlerinage réussi : avoir du temps, de l’argent, la volonté d’avancer au jour le jour; aussi et surtout, avoir à coeur d’activer sa responsabilité morale à marcher pour ceux qui ne le peuvent pas.

« Maria a instillé en moi la conscience de marcher pour plus grand que soi. Pour moi, ce fut comme un coup de baguette magique ! », poursuit Chantal Lamothe. « J’ai perçu dans cette réalité du dépassement de soi un élément de guérison. À partir de là, je dédiais mes peines et ma souffrance à tous ceux et celles qui ne peuvent se mobiliser. Ça m’aidait aussi à avancer moi-même ! »

L’un des rituels du pèlerin consiste à photographier son ombre.

Un rituel du Camino intriguait par ailleurs les pèlerines, rituel auquel elles ont elles-mêmes sacrifié : photographier son ombre. Beaucoup de jacquets (pèlerins de Compostelle) photographient leur ombre sur le chemin. « Elle est notre compagne, le miroir de ce que l’on est, le rappel constant d’une présence avec soi-même. Nous avons ainsi le sentiment d’être plus complet en marchant », note Suzie Couture.

Chantal Lamothe précise par ailleurs que la marche révèle aussi autre chose. Elle réfère à Rudolf Steiner, selon qui il est bon de marcher avec les parents pour discuter d’un conflit, d’un problème à l’école, d’être en mouvement pour accoucher d’une décision concernant l’enfant. C’est que la marche, précise-t-elle, s’allie à la pensée pour la rendre plus fluide, relie la tête et les pieds, active le système rythmique. Les pensées reprennent leur juste place, on y voit plus clair.

Se lancer dans une quête comme Compostelle, c’est aussi vivre avec ses propres questions (les mots quête et question ont la même étymologie). « Qu’une marche extérieure rejoigne ainsi un cheminement intérieur, ça tient de l’archétype », explique Chantal Lamothe. « Se lancer sur le chemin pour cheminer en soi, ça semble un peu naïf. Mais pour avancer dans la vie, ne faut-il pas regarder en avant ? » Quand on marche dans la durée, renchérit Suzie Couture, on fait circuler tout notre être, pensée, sentiment, volonté. « La maladie n’est-elle pas due à des blocages, à un manque de circulation physique et mentale ? »

Arrivée

L’arrivée à Compostelle.

Après des semaines à affronter les éléments, le ciel menaçant, le brouillard, le soleil, la pluie et le vent, c’est l’arrivée à Compostelle.

Mission accomplie ! Quelle fierté ! Quelle déception aussi de ne pouvoir prier dans la cathédrale, fermée pour rénovations !

Sentiment étrange aussi d’être arrivées à bon port, après tant de jours passés en plein air. « Je regardais les pèlerins sur la grand place de cet endroit mythique. Certains se retrouvaient en se saluant chaleureusement. D’autres, blessés, avec un genou bandé, semblaient plutôt déboussolés. Je me suis mise à remercier le ciel d’avoir réussi. Oui, on l’a fait ! », s’exclame Suzie Couture.

Suzie Couture devant la borne du kilomètre zéro, à Fisterra, au bord de l’Atlantique.

Elle continuera seule jusqu’à Fisterra, à la borne 0.0., trois jours de marche supplémentaires vers les rivages de l’Atlantique. « J’étais submergée par l’émotion. C’est le bout du chemin, mais pas la fin. Là, j’ai ressenti que ce n’est pas la destination qui compte, mais la démarche. C’est la première fois, je crois, que j’accomplissais un projet d’aussi grande envergure pour moi-même, bien que j’aie aussi marché en pensée pour d’autres. » Suzie n’en éprouvait pas moins, dit-elle, « le blues de ne plus être dans la troupe des marcheurs. »

L’après-Camino

« Ce qui est en train de changer au retour de Compostelle, c’est mon rythme de vie. Je suis plus posée à présent. Le Camino ne finit jamais, il continue de m’habiter. Nous avons enclenché un processus qui se poursuit », confie Chantal Lamothe. Puis après quelques semaines, un certain vide s’est installé. « Petit à petit heureusement, je récolte les prises de conscience. J’apprécie la chance que j’ai eue de faire ce voyage, la force intérieure que j’y ai gagnée. Le bonheur, dit-on, n’est pas au bout du chemin, il est le chemin ! Maintenant, je ralentis pour assimiler tous les aspects de cette expérience. »

« Prendre le temps, c’est s’appartenir. Voilà ma leçon du Camino », précise Suzie Couture. « Je reviens aussi avec le désir irrésistible de faire le ménage dans ma vie, dans mes priorités. Le grand cadeau du chemin, c’est d’accepter là où je suis, là où j’en suis. Avoir marché par tous les temps, dans le vent, la tempête et la pluie, m’a fait découvrir et travailler d’autres aspects de moi-même. »

Suzie dit rentrer chez elle « avec le sentiment d’être une conjointe et une mère plus détendue que jamais. » En même temps, dit-elle, sur le chemin surgissait cette question : « Au-delà de tous ces rôles, qui suis-je vraiment ? Comment j’organise ma vie maintenant ? » Et puis, poursuit-elle, j’ai l’impression non d’avoir atteint une destination, mais d’avoir appris une autre façon d’être, une autre façon de vivre mon chemin de vie. Le mouvement stimule la circulation dans tous les corps (physique, éthérique, astral) permettant de se visiter soi-même. »

Manon Sévigny, qui a souffert d’une tendinite de fatigue, a retrouvé au Québec sa routine sportive. « Marcher stabilise l’être intérieur », soutient-elle. Et dès qu’elle reprend son sac à dos, des souvenirs de Compostelle remontent.

Le chemin lui a permis de prendre conscience davantage de son corps. « Au seuil de mes 60 ans, c’était l’un de mes objectifs. » Elle ne se doutait pas cependant que ça passerait aussi par la douleur. « J’ai eu très mal aux pieds, mais je me sentais bien, car il y avait mouvement, vie et communion avec l’environnement. J’ai dû constater mes limites et les accepter. Frustrée, oui, découragée, non. J’ai toujours rencontré les personnes qui m’ont aidée. C’était mes anges du chemin. » Que lui reste-t-il, au final ? « Une plus grande confiance en moi et surtout, un recul plus facile face à tout évènement que la vie m’apporte. Une plus grande équanimité, en somme. »

Et puis, c’était la première fois qu’elle quittait son mari pour une si longue période. « S’ennuyer l’un de l’autre, ça fait du bien ! On redécouvre l’autre sous un autre jour et l’autre nous reflète aussi une image différente de nous-même. »

Le Christ

Chantal Lamothe réfléchit à Compostelle sous l’angle d’un approfondissement du christianisme. « J’ai joint mes pas à ceux  de milliers de personnes qui avaient des quêtes  différentes. Beaucoup de pèlerins marchaient jadis pour toucher de près l’apôtre Jacques qui a vécu avec le Christ. Aujourd’hui, c’est en suivant sa propre quête de vérité que l’on expérimente le Christ en soi. »

Elle entend continuer à cultiver au quotidien l’état d’être qui l’habitait en chemin. « Idéalement aussi, refaire un autre bout du Camino pour affiner encore plus cette conscience. Lorsqu’on est loin de chez soi avec un sac à dos comme maison, on arrive davantage à aller à l’essentiel. »

Malgré une blessure au tendon, malgré son coeur qui pompait dans les montées et les moments difficiles, dit-elle, « j’ai toujours reçu cela comme une épreuve qui me rendait plus solide intérieurement. » Chantal note un détail qu’elle qualifie de « révélation du chemin » pour elle. À la toute fin du voyage, le pèlerin traverse des forêts d’eucalyptus. « Or, la noix de cette plante est imprégnée soit d’une croix, soit d’une étoile. J’ai trouvé ça intéressant comme symbole. »

Le Camino, c’est un chemin de connaissance, un apprentissage du début à la fin, résume Manon Sévigny. « De retour chez moi, j’ai constaté que mon jardin avait continué à pousser sans moi, d’autres s’en étaient occupés. Un peu de lâcher prise, ça fait du bien ! »

Vie morale

Voilà donc l’histoire des trois amies sur le chemin étoilé. Toutes affaires cessantes, elles se sont mises en route. D’abord, un effort au départ pour s’ébranler, s’arracher au connu, briser le cercle des habitudes, sans savoir ni si elles y arriveraient, ni ce qui leur arriverait. Puis l’expérience en mouvement, dans la nature, avec aussi les découvertes culturelles. Enfin, la transformation intérieure qu’elle a suscitée.

Pour ma part, je suis rassuré de voir qu’à une époque éclatée, vouée à la précipitation, des pèlerins prennent le temps de vivre à rythme humain. Ils portent une image de soi en devenir, cherchant à se dépasser, selon l’antique devise des pèlerins de Compostelle Ultreïa, au-delà ! Ils puisent dans cette part de l’âme médiévale qui nous rejoint encore le meilleur pour aujourd’hui. Il y a ce qu’on a écrit dans nos cahiers de route et surtout, ce qui monte en soi quand on pense au Chemin. Et puis, ce sentiment diffus de s’être senti pour un temps unifié. La beauté du chemin, c’est qu’il n’est jamais achevé et continue de vivre en notre âme.

Le Camino contribue à enrichir la vie de milliers de personnes. Pour ma part, j’ai rencontré par Compostelle la femme qui a partagé ma vie pendant 22 ans. Il crée aussi du lien social. Le Camino par exemple a permis de revitaliser certaines régions rurales d’Espagne, de faire revivre des villages en voie de disparition. 

Près de 25 ans après avoir cheminé sur le Camino, et en effectuant des recherches pour écrire cet article, je lis une phrase de Kant, cité par Rudolf Steiner. La voici : « Deux choses apportent au sentiment un étonnement et un respect toujours renouvelé : le ciel étoilé au-dessus de moi et la vie morale en moi. »*

Cela peut sembler étrange, explique Rudolf Steiner, mais « il n’y a rien d’étonnant à cela, puisque nous sommes la copie extérieure du firmament. » Tout comme le Camino de Santiago est vu comme une réplique terrestre de la Voie Lactée.

*Rapports avec les morts, Rudolf Steiner, Conférence du 17 février 1913, Stuttgart.

 

Michel Dongois

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