Cultiver notre humanité: Michel Dongois

Cultiver notre humanité: Michel Dongois

Le congrès À la rencontre de notre humanité a réuni à la Cité collégiale d’Ottawa, du 7 au 14 août dernier, près de 240 personnes, venues surtout du Canada et des États-Unis. Un éventail d’activités couvrait les principaux champs de recherche de l’anthroposophie en un mouvement organique, tripartite, avec conférences, ateliers artistiques et groupes de conversation. Le tout, mené sous l’œil espiègle d’une clown inaugurant la journée.

Chaque conférencier nord-américain était jumelé à l’un des cinq membres du Comité directeur au Goetheanum présents durant toute la semaine – Paul MacKay, Constanza Kaliks, Bodo von Plato, Joan Sleigh et Seija Zimmermann. Le congrès se préparait depuis deux ans et demi, à l’initiative d’Arie van Ameringen, secrétaire général de la Société anthroposophique au Canada, et du comité organisateur*.

Arie a montré que la science, depuis René Descartes, n’apporte pas de réponse concernant la nature de l’être humain, au-delà de sa vision comme une machine ou un animal évolué. En le considérant d’abord comme un être spirituel, l’anthroposophie jette les bases pour un travail intérieur (méditation), ce qui permet de faire face aux défis technologiques et à la descente dans la sous-nature, qui caractérisent notre époque. Le travail spirituel se présente alors comme une démarche qui favorise l’évolution de l’être humain, de la société et du monde.

 

Trois expériences

Perplexe à l’idée de résumer la profusion d’initiatives présentées par les artistes, agriculteurs, éducateurs, médecins, chercheurs et scientifiques, j’ai demandé l’aide de quelques jeunes participants au congrès. De ce vaste tableau déployé en 7 jours comme une œuvre d’art sociale, ils ont relevé trois témoignages majeurs. Trois expériences où « l’on sent le cœur qui bat », selon leur expression.

  • Michael Schmidt, fermier biodynamique, milite depuis 22 ans pour le droit de distribuer du lait non pasteurisé. Se battant pour le libre-choix alimentaire, alors qu’il est plus facile au Canada de se procurer de la cocaïne que du lait cru, le fermier s’est fait saisir sa ferme, a connu la prison. Le dossier est devant la Cour suprême du Canada. Il a raconté comment le tribunal s’était aussi transformé pour lui en un théâtre d’humanité, où les adversaires ne sont pas des ennemis. Seules importent, à ses yeux, la fidélité à la cause et la noblesse du combat, quelle qu’en soit l’issue.
  • Douglas Cardinal, architecte, redécouvre sa culture amérindienne et s’inspire de Rudolf Steiner. Il déploie en Amérique du Nord, entre autres dans les communautés autochtones, une architecture organique, tout en explorant d’autres champs, comme l’urbanisme et le logement. Pour le peuple Ojibwé, l’Amérique est une tortue dont le cœur palpite sur l’île aux Tortues (île Victoria), située à Ottawa au confluent des rivières Outaouais, Rideau et Gatineau. L’architecte a présenté son projet de village idéal, avec centre de guérison, qu’il veut y bâtir.
  • Nigel Osborne, compositeur britannique, a créé une méthode de thérapie musicale pour réhabiliter les enfants de réfugiés victimes de stress post-traumatique. L’une de ses oeuvres, Dedication to Syria, crie l’urgence d’écouter la souffrance de l’autre et ainsi d’adoucir la barbarie.

 

Guérison de la mémoire

Réflexion universelle, la recherche d’humanité par l’anthroposophie s’ancre aussi dans le local, avec, en arrière-fond, la base tripartite de l’identité canadienne en devenir. Divers ateliers l’ont explorée, révélant une imagination canadienne autour de la présence des Premières Nations, des influences française puis britannique et d’un horizon multiculturel et métissé qui se dessine.

Mention a été faite du karma européen en Amérique face aux Amérindiens. Ottawa vient de lancer l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, dans la foulée de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. Celle-ci a récemment sillonné le pays d’un océan à l’autre pour faire la lumière sur les pensionnats indiens. Le Canada a en effet tenté de « civiliser » les Amérindiens, avec le concours des églises, les arrachant à leur famille, à leur culture pour les assimiler de force dans les pensionnats.

Dans son spectacle Reconstruire notre humanité, Wendy Charbonneau, une aînée de la communauté Squamish, a lancé, par la voix et le tambour, quelques échos de paix avec sa chanson Women are gone. N’ayant plus accès aux mots de ses ancêtres, elle a retrouvé par elle-même des fragments de sa langue. Des eurythmistes l’ont entourée sur scène d’un voile protecteur pendant qu’elle lançait sa plainte. « L’art est libérateur. Ce spectacle est un geste de réconciliation et de guérison de la mémoire », précise Elizabeth Carmack, fondatrice de Cambridge Music Conference, organisatrice du spectacle.

Les Amérindiens sont surreprésentés dans les pénitenciers canadiens. Encouragée par le Service correctionnel du Canada, la justice réparatrice y anime des rencontres, en groupe ou face à face, entre détenus, victimes et membres de la communauté. Il s’agit de restaurer ensemble ce que le crime a brisé. Le cercle de guérison redonne aux victimes du pouvoir sur leur propre vie, offrant aux détenus de se lier aux conséquences de leurs actes. La justice réparatrice se vit en totale liberté de part et d’autre, pendant que le processus pénal suit son cours. Par la rencontre de l’autre, chaque protagoniste se donne une chance de sortir de sa prison intérieure.

 

Même les pierres évoluent…

Bâtir une communauté saine exige en effet de regarder les problèmes en face, et de les aborder en misant sur les forces de chacun. Il s’agit aussi d’identifier, pour mieux les dépasser, les forces adverses qui parasitent la rencontre humaine. Bert Chase, architecte, les appelle les « êtres fragmentaires » (langue, race, religion, sexe, profession, etc.). Et alors que l’époque est au durcissement à cet égard, même les pierres évoluent, indique en substance John Duncan Keppie. Le géologue ajoute le préfixe evo, pour évolution, aux archétypes et au monde minéral. Il a aussi présenté au public quelques-unes de ses amies du Bouclier canadien, vieilles de 4 milliards d’années, en les repérant sur le site même du congrès.

Trois représentations de La pierre de Fondation par la troupe d’eurythmie de Spring Valley, avec aussi la musique et le théâtre, rythmaient les échanges : Une Confession, de Léon Tolstoï, et des extraits de Songe d’une nuit d’été, de Shakespeare. Une exposition a par ailleurs rassemblé les œuvres de plusieurs artistes nord-américains s’inspirant de l’anthroposophie. Plusieurs pièces musicales évoquaient aussi le Graal, le chemin solitaire où l’on croise au bon moment les personnes qui éclairent notre route. La quête est reliée aux questions, et les grandes questions, qui bien souvent ne reçoivent pas réponse, sont là pour nous orienter. Élargir son être intérieur nous permet d’appréhender l’invisible, qui n’est pas encore manifesté, comme les potentiels que recèle la graine.

 

Christ et karma

La semaine a exploré jour après jour les grands thèmes chers à l’anthroposophie : biographie et karma, pédagogie, médecine, science et biodynamie, les arts, Communauté et art social et enfin, religion, méditation et spiritualité.

Que signifie par exemple vivre au 21e siècle, avec le sentiment sournois d’être écrasé, impuissant ? demande Paul Mackay. D’abord, que le karma personnel s’imbrique dans le karma d’époque, et réciproquement. Ensuite, qu’on croit vivre une continuité dans l’histoire, alors qu’il y a rupture. La complexité d’un niveau ne peut plus être prédite de celle du niveau précédent, le prochain pas n’est donc plus seulement la suite du premier. C’est la notion d’émergence. Enfin, que tout est ouvert : prendre des initiatives permet d’ordonner un peu le chaos, à une époque où pensée, volonté et sentiment tendent à suivre des chemins séparés.

C’est faire œuvre de guérison que de créer, à partir de notre libre-arbitre, quelque chose de non lié au passé et qui ne naîtrait pas sans nous. Tel est le défi de notre temps et il est le même pour l’artiste, le fermier ou l’éducateur qui devra, par exemple, se soucier de sa classe autant que du devenir de l’école. Dans cette recherche d’un nouvel ordre, chacun peut mesurer l’abîme qui le sépare de son idéal.

Plusieurs questions concernaient la méditation, qui se distingue de la pleine conscience (mindfulness), parfois vécue comme nostalgie d’une unité perdue et désir de se fondre dans le grand Tout. Outil de connaissance de soi, la méditation anthroposophique exige plutôt, par l’effort conscient, de renouer avec le monde spirituel, selon Constanza Kaliks. C’est que le monde spirituel demande instamment à être connu, et l’on peut compter sur son aide, renchérit Bodo von Plato.

Les nouvelles lois du karma, ouvertes par le Christ, donnent à l’individu et à la communauté une plus grande marge de manœuvre. Tout est bousculé et l’évolution de la personne ne s’achève pas à 63 ans, rappelle Regine Kurek, art-thérapeute. La possibilité existe en tout temps de créer du karma neuf, de prendre en main sa propre histoire. Le Je humain, encore jeune, aspire à se déployer, et tout n’est que préparation pour sa croissance.

Il ne s’agit pas non plus de tomber dans l’activisme ou d’appliquer des directives. C’est notamment pour contrer ces deux tendances que Rudolf Steiner a institué l’École de science spirituelle, explique Bodo von Plato. Alors que diverses initiatives prenaient leur essor, Rudolf Steiner constatait que ses collaborateurs « collaient » à ses paroles, tout en les interprétant à leur guise, s’éloignant de leur sens premier. Trop engagés dans la volonté, ils tombaient par ailleurs très vite en épuisement.

Moins connue que les initiatives, l’École est le cœur spirituel de l’anthroposophie qui vit en nous; il doit battre dans tous les détails de la vie quotidienne, précise Monique Walsh, membre du Collegium en Amérique du Nord. Et la recherche d’autonomie spirituelle de l’individu n’exclut surtout pas le nécessaire travail d’équipe, en relation avec l’Esprit du temps. Dans un siècle où tout se spécialise, il y a place aussi pour une section pour l’anthroposophie générale, a-t-on indiqué.

 

Recherches

L’anthroposophie n’a rien à prouver, elle a à se déployer dans le monde, via la force intérieure et le sens de l’initiative des individus. Elle vit dans les rencontres et les recherches. Plusieurs chercheurs ont d’ailleurs présenté, seuls ou en équipe, le fruit de leur travail. Par exemple : comment l’anthroposophie nous inspire-t-elle à créer nos propres exercices sur le chemin de la connaissance ? Pouvons-nous transformer un texte anthroposophique en couleur ? Ou encore, qu’en est-il du pouvoir transformateur de se percevoir soi-même comme un étranger, en lien avec la psychothérapie? D’autres ont approfondi l’histoire, avec la biographie de Frank Reginald Scott, l’un des idéateurs du Canada moderne, ou en creusant l’énigme du Québec en Amérique du Nord.

Religion, spiritualité, méditation sont trois façons de se relier à ce qui est plus grand que soi et qui renforce l’humanité, a indiqué Jonah Evans, prêtre de la Communauté des chrétiens. Pas juste du copier/coller de recettes, mais se montrer constamment créatifs, la spiritualité naissant d’une vie intérieure riche qui mène à l’action dans le monde, dans un mouvement qui inclut l’autre. Cet autre que je ne dois pas figer dans les sentiments que j’éprouve à son égard, mais en raffinant ma qualité d’attention à lui.

Pour mieux combattre le mal, renforçons le bien. De même, indique Seija Zimmermann, tablons sur ce qui garde les gens en santé, pas juste sur ce qui les rend malades. La prise en charge par chacun de sa vie intérieure est en soi un facteur de santé. Par ailleurs, l’Organisation mondiale de la santé (région Europe) a demandé à la médecine anthroposophique ce qu’elle avait à dire concernant notamment l’oncologie, l’hypertension et les maladies infectieuses, la résistance aux antibiotiques ayant entrainé le risque de mourir d’infections bénignes. Le Dr Kenneth McAlister, lui, a montré que la maladie, au-delà du karma individuel, concerne aussi la communauté.

 

Raphaël

Qu’est-ce que l’humain et quelle est ma contribution à l’humanité ? Mon idéal inclut-il l’autre ? Les tragédies nous incitent à nous réveiller, pour épanouir de nouvelles qualités, précise Seija Zimmermann. C’est l’éveil de Raphaël. Par les temps qui courent, il semble plus facile de se relier à Michaël, Esprit du temps, que de trouver le chemin vers Raphaël, Esprit de guérison, selon ce qu’indiqua Rudolf Steiner à Ernst Lehrs, l’un des pionniers du mouvement Waldorf. Rencontrer Raphaël exige en effet un degré de conscience qui se cultive notamment dans la relation saine de personne à personne et dans l’intervalle qui vit entre elles. Anthroposophia s’incarne dans le champ terrestre par le vouloir des êtres, qui donnent force et forme à leurs initiatives.

Dans le climat d’insécurité ambiant, il s’agit de cultiver le courage de Michaël pour renforcer l’âme de conscience, l’engagement étant le meilleur antidote à la peur. Et l’on a moins peur si l’on se relie aux autres.

La rencontre d’Ottawa s’est conclue par un vaste cercle. Se tenant au centre, l’aînée Wendy Charbonneau a béni les participants, pour que chacun rentre sain et sauf à la maison. Plusieurs n’avaient-ils pas d’ailleurs déjà confié, lors de conversations, que découvrir l’anthroposophie avait été pour eux le véritable retour à la maison ?

 

*John Bach, Jean Balekian, Judith King, Hamo Hammond, Siobhan Hughes, Dorothy LeBaron, Claudette Leblanc, Robert McKay, Sylvie Richard, Arie van Ameringen et Douglas Wylie. De nombreux bénévoles les secondaient.

 

Michel Dongois

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