De la Société dans le monde Marcher sur un terrain inconnu

De la Société dans le monde Marcher sur un terrain inconnu

Chers membres et amis de la Société anthroposophique au Canada,

Tous les matins, nous accomplissons, chacun de nous, un rite remarquable. Nous nous rabattons la couverture et les draps de notre lit, nous plaçons nos pieds fermement sur le plancher, et nous nous mettons debout pour faire face à la journée. Seulement, nous ne reconnaissons pas que ce geste si simple mais si significatif est animé par des attentes inconscientes : nous nous attendons à sentir un sol ferme sous nos pieds; nous nous attendons à rencontrer les gens de notre entourage avec qui nous avions des liens avant de nous endormir; et nous nous attendons à ce que les tâches que nous remplissons dans le monde soient toujours les mêmes. Nous avons confiance que ce vêtement extérieur qui donne son sens à notre vie sera là à nous attendre, que nous pourrons enfiler ce vêtement et retrouver l’orientation qu’il nous faut pour vivre cette nouvelle journée. 

Chaque jour, que nous en soyons conscients ou non, nous cherchons à fouler le sol ferme de ce qui a déjà été. Or, nous jetons un regard rétrospectif sur cette année 2020, et nous sentons un malaise, une espèce de frayeur. Le vertige nous envahit. Tout ce qui nous avait soutenus jusqu’ici n’est plus comme avant. Nous pouvons constater comment, étape par étape, notre sol est en train de bouger. Pendant les premiers mois de l’année, nous nous sentions en sécurité. Nous regardions, de notre poste d’observation apparemment sécurisé, comment dans d’autres coins de la planète le désordre était en train de s’installer dans la trame sociale. Mais voilà que très rapidement la distance entre « nous et eux » a disparu, et nous avons constaté qu’il y avait des îlots de désintégration de la trame sociale un peu partout dans le monde; ce n’était plus seulement là-bas, c’était ici. Mais ça, c’était au printemps, et l’éveil de la nature, malgré toutes les difficultés auxquelles l’humanité a dû faire face, nous rassurait, nous faisant sentir que le malaise s’estomperait avec l’arrivée de la belle saison. L’été est en effet arrivé, et nous percevions avec soulagement comment des aperçus de « normalité » commençaient à poindre ci et là, nous donnant le sentiment que la vie habituelle se rétablissait. Hélas, ce n’était qu’un mirage. 

Lorsque l’automne s’est installé, nous nous sommes mis à rétablir nos liens les uns avec les autres. Ça et là, des groupes de membres ont recommencé à se réunir, soulagés de pouvoir s’asseoir de nouveau ensemble et de pouvoir laisser de côté les connexions virtuelles qui nous avaient soutenus pendant un certain temps. Mais d’autre part, nous reconnaissions le fait que nous avions quand même pu poursuivre notre travail « à distance ». Nous estimions que nous avions trouvé de nouvelles manières de nous rencontrer, mais étions quand même prêts à mettre de côté cette expérimentation pour reprendre les moyens qui nous étaient familiers. Nous reconnaissions que notre AGA virtuelle avait permis à quelques-uns de participer d’une manière qui n’avait jamais été possible auparavant. Et pourtant, il reste comme un sentiment « d’incomplet ». Une douleur, un profond sentiment d’avoir été séparés par le voile omniprésent de la technologie. 

À mesure que l’hiver approche, le soulagement provisoire que l’été nous a fourni s’évapore. De tous côtés, la vie porte atteinte aux mesures délicates que nous avions recommencé timidement à adopter pour pouvoir enfin nous réunir de nouveau. Oui, encore une fois nous nous trouvons en terre inconnue. Et en même temps que nous avons envie de retrouver ce qui nous est familier, ce qui nous a nourris jusqu’ici, nous ressentons un certain malaise à l’idée que ce retour à la normale n’est en réalité qu’une chimère. Nous trouvons-nous devant une porte d’entrée? Y a-t-il quelque chose de nouveau qu’on exige de nous, quelque chose que nous n’avons pas encore perçu? Est-ce que le réajustement des fondements mêmes de notre existence serait comme le mouvement des plaques tectoniques, ébranlant tout ce qui a soutenu notre existence jusqu’ici, demandant qu’on transforme les structures mêmes de notre vie commune? 

En jetant un regard sur ce qui s’est passé il y a 100 ans, nous pouvons reconnaître en nous-mêmes ce qui avait déjà eu lieu à l’époque. Et nous constatons que les structures des sociétés humaines étaient en train de se désagréger. On voyait s’effriter les relations entre les êtres humains, à la fois personnelles et sociétales, qui avaient jusque-là semblé fermement établies. Il devenait clair qu’il fallait créer de nouvelles images de nous-mêmes en tant qu’individus et en tant que culture. 

Et en y réfléchissant, nous reconnaissons également en nous-mêmes un profond besoin de trouver une ‘nouvelle façon’, une nouvelle manière de discerner les modèles cachés d’une nouvelle réalité qui est en train de se faire jour. C’est comme si tous les matins, lorsque nous nous levons pour confronter la journée, le fait que nous nous attendons à rencontrer ce qui a déjà été camoufle notre capacité de discerner ces nouveaux modèles émergents. 

Comme préparation à ces ‘tournants’ qui allaient se manifester avec l’avènement de notre ère contemporaine, Rudolf Steiner nous a indiqué plusieurs moyens de faire face à ce qui allait pouvoir effectuer de réelles transformations. Une image, parmi les plus fortes qu’il nous a données – un véritable glyphe pour notre époque – est celle du temple, érigé sur le haut d’une colline. Planant devant l’édifice, une croix et des roses.  

Cette image du temple et de son ‘signe de roses’ serait une des images aptes à nous guider en ce moment de transition que nous vivons. En effet, Rudolf Steiner a révélé que l’essence de la rose est ce qui se rapproche le plus de la nature, de l’être, de ce que l’être humain deviendrait, deviendra. L’image  était, et est toujours, immense. Elle s’étend sur l’ensemble de la scène du Goethéanum, l’image qui depuis 100 ans accueille ceux qui entrent dans la grande salle pour assister aux drames-mystères. 

Est-ce que le sol sur lequel se tient le temple constitue un terrain qui puisse servir vraiment le devenir de l’humanité? Est-ce que ce que cette image vient nous révéler lors de chaque nouveau drame peut représenter une nouvelle orientation, nous offrant un nouveau sens pour notre vie jour après jour? Est-ce que la conscience de cette communauté que nous avons choisie avant notre naissance, cette substance de nos vies antérieures, formée d’incarnation en incarnation, et qui constitue le sol qui nous est donné maintenant, nous fournira ce qu’il nous faut pour pouvoir nous tenir debout? Un nouveau centre de gravité? 

Pouvons-nous commencer à appréhender l’essence incompréhensible de l’autre qui se tient devant nous? Sommes-nous en mesure de comprendre que c’est dans cette reconnaissance mutuelle que nous commençons à tisser la toile vivante de la vie qui peut devenir? Et, ce faisant, pouvons-nous commencer à sentir la force extraordinaire de ce nouveau sol que nous aspirons à connaître? Est-ce que ce sont là les fondements d’une nouvelle manière de nous tenir pour être en mesure de faire face à une vie nouvelle, jour après jour?  

Bert Chase,

Secrétaire général pour le Canada 

 

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