Entretien L’humaniste, une conscience qui éveille d’autres consciences par Michel Dongois

Entretien L’humaniste, une conscience qui éveille d’autres consciences par Michel Dongois

Renée Cossette, Bodo von Plato et Arie van Ameringen (photo Michel Dongois).

Qu’est-ce que l’être humain ? La question a servi de point de départ à une conversation à quatre voix* tenue en toute spontanéité devant un « café croissants », début novembre à Montréal. Une rencontre teintée de chaleur humaine, alors que l’hiver s’installait doucement sur la métropole. Autour de la table, Renée Cossette, Bodo von Plato, Arie van Ameringen et Michel Dongois

 

Qu’est-ce que l’être humain ? Chaque époque s’est posé la question. Les grands maîtres en philosophie, en arts ou dans la vie politique l’ont abordée sous tous les angles. « Si l’on ne (se) la pose pas, la conscience ne peut pas intervenir. Or, la conscience est la première condition de l’humain, de son autonomie et, aujourd’hui, de sa responsabilité pour la planète », lance Bodo d’entrée de jeu.

« À nous d’actualiser la question, de l’individualiser. Il y a urgence à le faire, alors que les repères habituels, sociaux, culturels ou spirituels s’effacent chaque jour un peu plus de la conscience contemporaine », indique Arie. Mais l’initiative de la question doit venir de l’homme lui-même, dans un acte de liberté.

 

Risques

Quels risques prendre aujourd’hui pour que la conscience s’élargisse ? Quels risques la société doit-elle assumer pour devenir plus humaine, donc plus consciente ?

 

À propos de risques, Renée a évoqué l’univers de la santé et sécurité au travail, qui est le sien. Bien que nécessaires, dit-elle, conseils et consignes ne suffisent pas pour minimiser les risques d’accident. Il s’agit plutôt d’éduquer le travailleur, « de le former pour le transformer », afin de l’amener à la conscience des risques dans son propre environnement, la prévention étant la meilleure des protections.

 

Dans son approche humaniste, Renée recourt à l’ennéagramme, un outil de connaissance de soi et de compréhension des comportements basé sur les profils de personnalités. Avec cet outil, le travailleur devient plus conscient de son rapport au risque, il sait d’ores-et-déjà pourquoi il prend indûment certains risques.

 

L’or et la parole

Ce qui nous relie tous au départ, c’est l’altérité, ont par ailleurs convenu les participants. On peut même parler du mystère de l’altérité. Bodo von Plato prône un humanisme pragmatique, qui permet de cultiver le souci inné de l’autre, ce désir originel en nous de vouloir servir autrui. La conversation « à hauteur des yeux », dit-il, est l’un des signes de notre recherche d’humanité dans la rencontre.

 

À notre époque où l’on détruit tout, sans le vouloir, au plan social comme au plan écologique, on court le risque de la rupture dans l’espoir de faire émerger une conscience nouvelle. En réalité, il s’agit de devenir co-créateurs, car la création est inachevée, le monde spirituel ayant besoin du secours de l’homme et visant la liberté. L’humanité doit apporter son concours à la création d’un nouvel ordre des choses, en lien avec l’évolution du cosmos.

 

L’or est du soleil devenu matière; mieux que l’or, il y a la lumière – l’origine de l’être. Et plus élevée encore que l’or et la lumière, la conversation, quand deux consciences s’élèvent mutuellement – l’avenir de l’existence, précise Bodo, en référence à Goethe. « Une vraie conversation nous élève vers une plus ample conscience, avec le désir de la lumière de l’autre. L’or te rend riche, la lumière t’éclaire, mais seule la conversation éveille et élève ta conscience. »

 

L’ordre et le chaos

Puis notre conversation a glissé vers les notions d’ordre et de chaos. Renée a évoqué le roman Vendredi ou Les limbes du Pacifique, de Michel Tournier. En Robinson seul, perdu sur son île déserte, règne le chaos intérieur. Il s’astreint à lire sa bible à heure fixe, à tracer des sillons bien droits dans ses rizières. L’irruption de Vendredi dans sa vie l’amène à relâcher ses conditionnements et à faire place à un nouvel ordre extérieur assoupli. Elle lui ouvre de nouveaux horizons.

 

« Paradoxalement, j’ai horreur de l’ordre, mais j’ai aussi envie d’ordre; c’est impossible de vivre dans le chaos, c’est impossible de vivre sans chaos. Nous avons besoin des deux », confie Bodo. « Michaël, Esprit de l’intelligence, de l’ordre cosmique, nous fait désirer de créer nous-mêmes l’ordre à l’aide de notre attention, de notre souci de comprendre et de bien faire, et ceci passe par le chaos. » Il s’agit à présent de réaliser un nouvel ordre, non seulement privé ou personnel, mais à la hauteur de l’humain, afin que l’individu puisse devenir apte à rencontrer l’universel. « La conscience humaine et le devenir humain oscillent constamment, et nécessairement d’une façon tragique, entre ordre et chaos. » Le chaos tend naturellement vers l’ordre, puis, lorsque trop d’ordre amène la rigidité et « bloque » la vie, il faut à nouveau introduire un certain chaos.

 

Pour revenir à Vendredi, le « sauvage » apporte en quelque sorte l’ouverture. Sauvage, au sens de ce qui n’est pas encore organisé, l’irrationnel, et qui attend de l’être, ce qui demeure en possibilité. À l’inverse, en matière de rigidité, nous avons par exemple l’académisme, où tout est fini, structuré, arrêté.

 

Qu’est-ce que l’être humain ? À notre époque, l’abîme entre trop de rationalité et un manque de conscience risque de nous rendre sous-humains, précise Bodo. L’homme peut alors descendre en dessous de lui-même, faute de ne pas relier les deux rives de cet abîme de la modernité, de ne pas tenir compte des réalités spirituelles. « La haute technicité, résultat de la pensée rationnelle qui nous a endormis et protégés de la nature, a créé de façon unilatérale un monde sans risques, sans attention portée à ce qui nous dépasse et nous constitue en même temps. »

 

Science et conscience

Les participants reconnaissent que la science, qui se préoccupe de n’étudier que la matière, évolue plus rapidement que la conscience. Il ne s’agit pas de fuir ou de freiner la technologie cependant, indique Bodo, mais plutôt de renforcer la confiance dans l’aptitude de la conscience humaine à se transformer.

 

Renée fait observer à quel point notre société est prompte à investir dans les sciences, les technologies, l’informatique, les objets. Elle se montre beaucoup plus parcimonieuse lorsqu’il s’agit d’investir (formation) dans le développement des êtres humains. Pensons aux maigres budgets alloués à nos universités ou à la formation, autre que technique, dans nos entreprises. Il suffit de voir aussi comment les métiers relationnels – soignants, enseignants, etc. – sont souvent dévalorisés.

 

Individualisme éthique

Et l’Anthroposophie ? Elle introduit une façon neuve de poser la question immémoriale : qu’est-ce que l’être humain, quelle est sa place dans l’univers ? Un siècle après son avènement, on peut constater que son grand apport, selon Bodo von Plato, réside dans la notion d’individualisme éthique (La philosophie de la liberté). Rudolf Steiner en a parlé dès la fin des années 1880, lui qui a tant aimé des personnalités ayant eu l’audace de risquer l’individu, comme Aristote, saint Augustin ou Fichte, Stirner et surtout Friedrich Nietzsche.

 

Bodo a souligné la nécessité de créer désormais une éthique individualisée, en vivant consciemment « la tension incroyable » qui existe entre un individualisme total (le narcissisme) et le désir du souci de l’autre (l’altruisme).

À chacun de forger son éthique, car il s’est opéré au 20e siècle un renversement majeur de ce qui jusqu’alors avait formé l’esprit humain au regard de ce qui est beau, vrai et bien. Et par conséquent aussi de ce qui est laid, faux et mal. Auschwitz et Hiroshima/Nagasaki ont en effet renversé ce système éthique, note Bodo, en référence aux travaux de la philosophe Hannah Arendt (1906-1975).

 

Avec qui veux-je travailler ?

Elle en était arrivé à la conclusion, en 1965, que la décision la plus importante qui incombe à présent à l’individu, c’est de choisir avec qui il veut vivre, avec qui il veut travailler. « Ce qui m’intéresse, c’est toi. Entre nous deux, un nouveau monde va naître », résume Bodo. « Dans l’authenticité et dans une amitié liée à mon cheminement vers moi-même, donc vers le monde et dans le monde, je choisis de vivre avec celles et ceux qui nous permettront de cheminer ensemble, de travailler avec ceux qui précisément font aussi un cheminement. »

Qu’est-ce que l’être humain donc ? Outre l’individualisme éthique, Bodo évoque les réalisations pratiques que Rudolf Steiner a entreprises avec des collaborateurs, et à leur demande. « Il voulait et il a pu montrer que, dans la pratique intérieure et extérieure, un autre monde est possible. » Mais si l’on veut être au front du monde pour une nouvelle humanité, poursuit Bodo, une nouvelle culture devient incontournable. Et c’est la raison d’être de l’École de science de l’esprit, que Rudolf Steiner a créée avant de mourir, une haute école pour relier une transformation de la conscience au travail quotidien, avec au centre 19 mantras pour la culture méditative.

 

Méditer

Hier prisonniers de la tradition, nous le sommes aujourd’hui dans l’étroitesse de notre quotidien, absorbés que nous sommes par les circonstances extérieures. Tout concourt à nous distraire, si nous ne faisons pas l’acte de volonté de méditer. Bodo a souligné l’importance d’une culture intérieure par la méditation, « qui est un acte, invisible et conscient, qui s’accomplit seul. Oui, la méditation est un acte et chaque acte donne naissance à une relation », affirme-t-il. « Oui, un acte, comme l’amour, qui exige une décision, car il faut décider d’aimer », ajoute Renée Cossette. En restant dans la tradition, nous risquons d’oublier qu’il nous faut faire quelque chose par nous-mêmes. Or, Rudolf Steiner nous a encouragés à courir le risque de prendre des initiatives.

 

En ce 21e siècle, le discours anthroposophique ne doit cependant pas rester dogmatique, mais devenir humaniste, précise Arie van Ameringen. « Il s’agit d’éveiller d’autres consciences. C’est le principe de réciprocité, une conscience qui éveille une autre conscience. » Un siècle plus tard, on ne peut donc plus parler d’une mission comme telle, mais plutôt d’une réciprocité des consciences, dit-il. Cela inclut aussi le travail avec des personnes qui peuvent avoir été éveillées par d’autres approches spirituelles.

 

« Une autre conscience, c’est-à-dire un autre moi, m’éveille lorsque je suis attentif dans la rencontre», résume Arie, qui souligne l’importance de travailler aussi avec des non Anthroposophes. « C’est dans la mesure où elle m’incite à agir pour répondre aux besoins du monde que l’Anthroposophie prend toute sa signification. »

 

SI la réciprocité remplace la mission, cela veut dire que l’ancien modèle maître/élève, à sens unique, est périmé, remplacé par l’entretien, la conversation, la rencontre. Rudolf Steiner lui-même avait besoin des autres pour lancer ses initiatives, rappelle Bodo (Ita Wegman avec la médecine, Émil Molt avec la pédagogie Waldorf, etc.). « Une conscience éveillée attire une conscience éveillée. Alors agit l’élément christique », résume Arie.

 

Liberté à l’individu, certes, mais tout en menant des conversations avec les autres. Il s’agit en somme de redonner ses lettres de noblesse à la conversation humaine, ce que l’amitié en premier lieu permet de faire, dans un climat de joie, de chaleur humaine.

 

Bodo a clos la rencontre avec une citation d’Hélène Cixous, femme de lettres et dramaturge. Une réflexion qui définit à merveille la quête humaniste contemporaine et miraculeuse de la rencontre humaine : « Être ensemble sans perdre chacun sa solitude. Rester seul chacun de son côté sans que l’ensemble fût rompu, c’est le dispositif du miracle ». 

 

*Bodo von Plato, philosophe et historien de formation. Membre de la direction du Goetheanum (2001-2018). Responsable, à Berlin, d’une fondation d’utilité publique et d’un projet de recherche-action sur le changement des mentalités à la fin du 20e et au début du 21e siècle.

Renée Cossette, psychologue, chercheuse et conférencière. Fondatrice de Creanim, firme de formation visant à implanter des cultures de la prévention en santé et sécurité au travail par une approche humaniste, au Québec et en France.

Arie van Ameringen, linguiste de formation. A enseigné à tous les niveaux du système éducatif, en particulier dans les écoles Waldorf. Membre du Conseil (2003-2018) et Secrétaire général de la Société anthroposophique au Canada de (2011-2018). Polyglotte, traducteur et éditeur.

Michel Dongois, journaliste à la retraite.

 

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