21 Mar MOT DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL: De la Société anthroposophique universelle – Monter jusqu’au sommet de la montagne
Chers membres et amis de la Société anthroposophique au Canada,
Au cours des années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, un phénomène social s’est répandu à travers la planète : la désintégration des sociétés multireligieuses complexes. La cohésion artificielle imposée par les pouvoirs coloniaux en Asie et en Afrique s’est effritée. Et au sein de cet effondrement, un seul système a pris le dessus – celui qui préconisait des États-nations individuels de plus en plus petits, créés autour de communautés ethniques ou religieuses, système qui avait été imposé sur l’Europe suite à la Première Guerre mondiale. L’idée fondamentale selon laquelle nous pouvons vivre dans des sociétés complexes, tout en respectant et soutenant nos différences, s’était presque entièrement perdue.
Et au milieu de ce processus de fracturation, un individu remarquable, Mahatma Ghandi, a entrevu une autre possibilité. Avec une force tranquille, il tenait fermement à l’idée que le sous-continent indien pouvait aller de l’avant d’une manière entièrement nouvelle. En reconnaissant et en accueillant sa diversité vertigineuse, l’Inde pouvait devenir un nouveau modèle pour montrer ce que pouvait être une communauté humaine. Cette conception de « ce qui pourrait être », qui se situait au-delà de tout ce qui avait été connu jusque-là, a été vue comme étant extrêmement menaçante. De puissantes forces ont cherché à neutraliser sa vision, et au mois de janvier 1948, Gandhi a été assassiné. Et pourtant, malgré sa mort et la séparation du Pakistan, l’Inde demeure une société complexe composée de minorités où l’on parle plus de 25 langues officielles et où l’on pratique de multiples religions.
1948, c’est l’année où je suis né, et cela me donne souvent à réfléchir sur la condition de ce monde dans lequel j’ai choisi de m’incarner. Mais je ne suis pas seul. Un grand nombre de mes collègues en anthroposophie ont choisi d’entrer dans la vie par de semblables portes.
Une génération plus tard, d’autres ont choisi de s’incarner à un autre moment de bouleversement social, un moment où il y a eu une lutte pour l’égalité des individus – ce qui est devenu l’âge des « droits civils ». Là aussi, on a entendu la voix d’un être extraordinaire, le Dr Martin Luther King Jr. Cet homme avait, lui aussi, une vision voulant qu’au-delà des formes et structures que nous avions héritées du passée, quelque chose d’autre était possible. L’histoire voudrait limiter sa voix en disant qu’il ne parlait que pour son peuple, et pourtant sa vision portait sur toute l’humanité sans distinction. Sa voix, comme celle de Gandhi, appelait les êtres humains à se relier à la conscience d’une humanité de l’avenir. Sa vision, sa grande aspiration, a été vue comme une menace face à l’ordre établi, et, en avril 1968, lui aussi a été assassiné.
Ce ne sont là que deux individus parmi un groupe d’êtres remarquables qui, issus d’un monde de chaos et de désintégration, entrevoyaient néanmoins l’archétype de l’être humain.
L’automne dernier, l’assemblée générale annuelle de la Société anthroposophique aux États-Unis s’est tenue à Decatur, en Géorgie. Decatur est une belle petite ville où l’on voit des édifices à colonnes et des rues bordées d’arbres. Le joli square central est entouré de restaurants branchés et est surplombé par la façade à portiques du palais de justice, un des hauts lieux de la Confédération. En traversant à pied les quelques coins de rue qui séparaient ma chambre du site du congrès, j’ai été plusieurs fois frappé par l’absence de personnes issues de minorités visibles. En revanche, le congrès lui-même comptait une poignée de participants noirs et autochtones.
Le dimanche matin, une excursion avait été planifiée pour ceux qui désiraient visiter le Mémorial du Dr Martin Luther King Jr. Pour ne pas empiéter sur l’horaire du congrès, nous qui voulions participer à la visite sommes partis à l’aube. Le Mémorial se trouve dans un quartier moins favorisé de la ville, de toute évidence une communauté afro-américaine. Le Mémorial est assez dépouillé, un long bassin réfléchissant au centre duquel est installé le sarcophage du Dr King et de son épouse. Sur les murs de chaque côté de l’entrée, on voit inscrites des citations tirées de ses allocutions, phrases qui parlent d’une humanité future possible.
De l’autre côté de la rue se trouve la Dexter Avenue Baptist Church, l’église du pasteur Martin Luther King. Entre l’église et le mémorial s’étend un beau parc. À la bordure du parc, directement en face de l’entrée du Mémorial, se dresse une sculpture en bronze assez impressionnante. Pourtant, je ressentais devant la beauté de la statue un malaise. Je me suis senti confronté à une énigme – qu’est-ce que je vois en réalité ?
À la surface, ce qui est représenté est clair – un bel Afro-Américain nu, plus grand que nature. Le bras droit de la statue est levé, soulevant aussi haut que possible vers le ciel un nouveau-né qu’il tient dans sa main ouverte, comme si l’homme voulait porter le bébé le plus près possible de la source de la lumière, le plus loin possible de la terre.
Et pendant que je me tenais là, perdu dans mes réflexions, les premiers fidèles commençaient à arriver pour assister à l’office du matin. Je me suis rendu compte qu’il y avait quelqu’un derrière moi qui m’observait. Me retournant, je me suis trouvé face à une petite vieille vêtue de ses habits du dimanche. Après m’avoir fixé du regard, elle s’est tournée vers la statue. « Vous saviez que ses ancêtres étaient gardés pour servir d’étalons ? ». Avec un signe affirmatif de la tête, elle a confirmé ce qu’elle venait de dire avant de continuer son chemin.
Sur le coup, je n’ai pas compris le sens de son propos, est-ce que c’était son accent du sud qui m’avait confondu ? Mais, en ressassant ses mots dans ma tête, j’ai ressenti le plein poids de ce qu’elle voulait dire. Un terme utilisé pour la reproduction d’animaux pur-sang, étalons et taureaux, utilisé en parlant d’un homme ! Je me suis senti accablé par une sensation de pesanteur. Je luttais pour concevoir tout ce que l’intelligence humaine aurait à faire pour que ce tort soit rectifié. Je commençais à avoir un sens de ce que j’avais devant les yeux.
Plus tard dans la journée, en plein congrès, un événement non prévu dans l’ordre du jour de la réunion a eu lieu : la lecture de la dernière allocution du Dr King, prononcée la veille de son assassinat. En écoutant la récitation, j’ai été ému avec une singulière intensité. Sa description de l’escalade de la montagne pour voir ce qui se tenait au-delà a produit en moi un effet extraordinaire. Il décrivait là l’immense lutte qu’il faut livrer pour se soulever au-dessus du connu, pour surmonter toutes nos habitudes de vie, les points de vue que nous avons hérités d’autres – pour enfin arriver à un endroit où nous pouvons voir ce qui est possible, l’endroit que, dans son langage à lui, il appelait « la terre promise ».
Voilà donc deux expériences intimes qui s’affrontent en mon âme. D’une part, je ressens une profonde reconnaissance envers Rudolf Steiner, qui a jeté une lumière si claire sur notre condition humaine et nos possibilités en tant qu’êtres humains. Et, en même temps, je ressens de la tristesse devant la distance, l’abîme, qui existe entre ce qu’il nous a donné et le fait que cette lucidité semble si inaccessible pour un si grand nombre d’êtres humains.
La semaine suivant ce congrès, le conseil des Secrétaires généraux et représentants de pays s’est réuni à l’occasion de notre rencontre annuelle au Goethéanum. Parmi les questions importantes apportées par Joan Sleigh, il y avait celle qui touchait l’évolution du Comité directeur et notre possibilité de le concevoir autrement. Elle a réévalué sa propre situation et le fait que son mandat au sein du Comité doit être reconduit au printemps. Elle nous a parlé de son travail en Afrique – au Botswana et au Kenya – et nous a demandé si nous étions capables d’élargir notre imagination du travail significatif porté par le Comité directeur dans le monde entier. En promenant mon regard autour du cercle, je ne pouvais pas m’empêcher d’être frappé par le fait que nous étions presque tous de souche européenne judéo-chrétienne. Et même les deux membres du Comité directeur qui viennent de plus loin – Joan, d’Afrique du Sud, et Constanza, du Brésil – sont issues de ce même sol européen. Une question s’imposait à mon esprit : en concevant la configuration non seulement du Comité mais aussi du cercle de ceux qui portent la responsabilité de leurs sociétés nationales, pourrions-nous chercher plus activement à trouver des individus qui viennent d’autres milieux ethniques religieux et culturels ? Quelle en serait l’image s’il y avait dans notre cercle un individu originaire du Botswana ou un Égyptien musulman ? Et que dire des cultures complexes de l’Asie du Sud ? Et de la Chine ? Quelles seraient les mesures à prendre pour que de tels individus se sentent accueillis parmi nous ?
En réfléchissant à tout ceci, et en tournant notre regard sur notre propre pays, nous sommes obligés de reconnaître que nous nous trouvons à un moment critique. Ayant fait un pas courageux en avant avec la Commission de Témoignage et de Réconciliation, nous nous voyons maintenant confrontés à la nouvelle conscience que ce processus exige de nous. Personne, quel que soit son lien personnel avec la tâche monumentale devant nous, ne peut, en se fondant sur le passé, percevoir ou concevoir ce qui peut nous servir d’orientation dorénavant. Tous ensemble, nous nous efforçons d’atteindre le sommet de la montagne, en partant de la vallée de l’histoire du passé.
En tant qu’étudiants de l’anthroposophie, il nous est possible de concevoir ce qui serait possible, de voir le grand potentiel qui réside en l’être humain. L’abîme qui existe entre cette puissante vision et la réalité actuelle peut sembler accablant. Comment franchir cet abîme ? Qu’est-ce que nous sommes appelés à faire pour aller de l’avant. Comment activer le potentiel qui nous donnerait la possibilité de rencontrer ce que nous sentons venir vers nous de l’avenir avec tant de force ?
Nous qui sommes animés d’une vision du potentiel de l’avenir, nous portons une tâche cruciale. Est-ce que nous pouvons imaginer avec clarté comment aller vers l’avenir ? Ou bien nous sentons-nous écrasés sous le poids de l’effort nécessaire pour transformer nos conceptions et nos idées actuelles du monde qui nous entoure ?
Salutations chaleureuses,
Bert Chase,
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