Entrevue avec Paul Hodgkins Geraldine Snowden et Robert McKay Décembre 2019   Première partie

Entrevue avec Paul Hodgkins Geraldine Snowden et Robert McKay Décembre 2019   Première partie

 

Paul Hodgkins (Photo: Richard Chomko)

Paul Hodgkins est né dans la région des Midlands en Angleterre le 31 janvier 1947. Il a émigré au Canada au milieu des années 1960. Il s’est marié deux fois, d’abord en 1971 et, en 1990, à sa deuxième femme, Susan Richard. Il a cinq enfants (Philip, né le 26 septembre 1979; Will, né le 12 août 1984; Evelyn, née le 3 août 1989; Charlotte, née le 1er avril 1992; et Beatrice, née le 20 juillet 1995). Après avoir pratiqué plusieurs métiers différents, il a commencé sa carrière de professeur Waldorf en 1985 et s’est ensuite consacré à l’enseignement pour adultes inspiré de l’anthroposophie. Paul a été pendant de nombreuses années le directeur du programme du cours d’introduction du Rudolf Steiner Centre de Toronto, poste qu’il a quitté seulement lors de l’année scolaire 2019/2020 en raison de la maladie dont il souffre actuellement. L’entrevue qui suit a été tenue chez lui à Toronto

GS :      Pouvez-vous nous raconter quelque chose sur vous et votre biographie ?

PH :     Eh bien… j’étais très jeune quand je suis né, mais je ne m’en souviens pas du tout… Les faits biographiques habituels ? Où j’ai grandi et tout ça ?

GS :      (riant, et acquiesçant d’un signe de tête)

PH :      J’ai grandi dans une famille ouvrière en Angleterre. J’étais un enfant rêveur. J’ai été élevé catholique et ai fréquenté l’école catholique, mais cela ne me convenait pas très bien. À l’adolescence, je me suis trouvé en conflit avec l’église. Je n’aimais pas ce que j’entendais dans les cours de religion, les préjugés exprimés. Je n’aimais pas non plus – comment le dire – le manque d’amitié que je ressentais de la part des professeurs. Ce n’est pas que je voulais « être ami », mais je déplorais le fait qu’il n’y avait aucun effort de réunir les professeurs et les élèves. Pour les enseignants, il s’agissait tout simplement d’un emploi.

Donc, j’ai terminé mes cours n’ayant pas très bien réussi ma scolarité. Pour m’en sortir, il fallait que je passe l’examen pour entrer dans la fonction publique britannique, et c’est ce que j’ai fait. J’ai eu un poste de commis, où tout était écrit à la main, au stylo à plume. Cela m’a donc obligé, vers l’âge de 17 ans, de quitter la maison familiale.

C’est à cette époque qu’un de mes amis m’a parlé d’un monsieur qui était propriétaire d’une friterie qui servait des « fish and chips ». L’homme en question avait ramassé l’argent nécessaire pour ouvrir son commerce en travaillant dans une exploitation minière aurifère au Canada. On est allé le rencontrer avec mon ami, et il nous a convaincus que c’était au Canada que nous pourrions faire fortune. Alors, nous sommes partis pour le Canada. Nous avons travaillé à peu près deux ans dans une mine d’or à Red Lake, dans le nord de l’Ontario. Nous avons en effet gagné beaucoup d’argent, mais nous l’avons tout dépensé. Nous avons mis beaucoup moins de temps à le dépenser que nous n’avons mis à le gagner.

Est-ce que ce que je raconte vous intéresse ?

GS :      (riant) Oh oui ! Continuez, continuez.

PH :     Vraiment ? D’accord. Alors, nous avons décidé de nous rendre en Colombie-Britannique, car on nous avait dit qu’on pouvait gagner encore plus d’argent en travaillant sur les bateaux de pêche. Nous avons quitté Red Lake pour passer par Toronto, en route pour l’Ouest canadien.

Mais à Toronto, comme par hasard, mon ami est tombé amoureux d’une jeune femme. Et puis moi aussi, j’ai rencontré une jeune femme et suis tombé amoureux ! Or, ma petite amie était bien plus cultivée que moi. Elle a réussi peu à peu à me sortir de ma mentalité de garçon de classe ouvrière et m’a formé à la culture. Elle n’était pas du tout prétentieuse, mais elle appréciait les belles choses de la vie.

Pendant que je sortais avec elle, j’ai commencé à travailler chez IBM, emploi pour lequel il fallait que je passe encore un examen. C’était un genre de test d’intelligence qui a duré trois heures. Car à l’époque, IBM s’intéressait beaucoup moins aux qualifications du candidat qu’à son quotient intellectuel. J’ai commencé comme opérateur dans le centre d’essais où j’aidais les clients d’IBM à développer leurs besoins de programmation avant qu’ils n’achètent leur ordinateur. À l’époque, vers la fin des années 1960, un ordinateur pouvait coûter entre un million et trois millions de dollars. On n’en achetait qu’un seul, et l’appareil occupait toute une pièce. Il s’agissait d’un ordinateur troisième génération; nous avions tous l’impression de nous tenir à la fine pointe de la technologie.

J’ai ensuite été muté au département pédagogique d’IBM, et c’est là que j’ai découvert que j’avais un don pour l’enseignement. Et pourtant, je trouvais qu’il y avait quelque chose par rapport à ce travail avec les ordinateurs qui détruisait l’âme. Au bout de quatre ans, et sans avoir un autre emploi en vue, j’ai tout simplement démissionné. Je ne savais pas ce que j’allais faire. Je ne l’aurais probablement pas dit dans ces mots à l’époque, mais ce que je ressentais équivalait à : « Je démissionne parce que ce travail détruit l’âme. » Je savais qu’il me rendait malheureux.

J’avais alors la mi-vingtaine. Je savais très bien que je serais toujours capable de gagner ma vie. J’ai commencé à faire de l’entretien – lavage de planchers, lavage de fenêtres, etc. Bien que ce n’était qu’un travail provisoire, j’aimais faire cela. Le travail n’était pas dur, et je faisais le ménage pour trois librairies à Toronto, ce qui m’a donné l’occasion de faire pas mal de lecture. J’avais déjà commencé à lire sérieusement durant mes années avec IBM. Quelqu’un m’avait recommandé les Dialogues de Platon. J’ai lu des œuvres de philosophie, procédant un peu à l’aveuglette, et ce que je lisais ne me satisfaisait pas entièrement. « Si la philosophie est si formidable, pourquoi est-ce qu’elle change d’époque en époque ? N’y a-t-il rien de permanent dans tout cela ? » Ce n’était peut-être pas la bonne question, mais c’était mon questionnement à moi. J’étais athée. Je me suis mis alors à lire des ouvrages sur les mathématiques et les sciences, d’un niveau de difficulté plus ou moins axé vers les élèves de l’école secondaire. Ensuite, quelqu’un m’a dit qu’il y avait des philosophies orientales qui pouvaient contribuer au développement de la conscience. Il fallait que j’ignore les connotations spirituelles de ces ouvrages. Je cherchais quelque chose de probant, de scientifiquement solide, et pourtant je continuais à explorer le taoïsme, le yoga, et le bouddhisme. Je me suis particulièrement intéressé au bouddhisme zen, qui me semblait réunir les meilleurs aspects des deux mondes. Il était clair et direct, et ne parlait que de la conscience individuelle.

Vers la fin de la vingtaine, j’étais déjà loin d’IBM et même du besoin de gagner beaucoup d’argent. J’avais rejoint le monde alternatif. L’argent et la carrière n’avaient plus aucun attrait pour moi. J’ai lu un livre sur le végétarisme, ai rencontré un végétarien, et suis devenu végétarien. J’ai commencé à faire mon épicerie à un magasin d’aliments naturels du quartier, et le propriétaire m’a offert un emploi. Or, éventuellement, ce magasin est devenu le plus important magasin d’aliments naturels de Toronto, comptant 300 bacs d’aliments en vrac. C’était bien avant l’ouverture du magasin The Big Carrot, et le commerce a fermé ses portes il y a longtemps. Pendant les années qui ont suivi, j’ai exploré beaucoup de régimes alimentaires : macrobiotique, végane, sans produits laitiers, le régime à base de jus, le jeune à base d’eau, le jeune à base de riz brun, etc. J’étais capable de parler le langage des clients, quelle que soit leur orientation alimentaire. Je suis donc devenu en quelque sorte la personne ressource du magasin. Ce n’est pas que je savais tout sur tout, mais je savais diriger le client vers le livre de référence qu’il lui fallait : « Voici, lisez donc ce livre ! »

Et puis, j’ai vécu une sorte d’expérience d’éveil : l’art allait jouer un rôle important dans ma vie; je ressentais que c’était là quelque chose qui avait toujours été prévu. Cette expérience a été déclenchée par une émission de télévision sur Alex Colville. Je me suis donc rendu à Montréal pour suivre des cours d’art à l’université. Là, j’ai découvert que la tendance du moment était de peindre des bandes, des rayures. Molinari produisait des tableaux avec des rayures verticales, Yves Gaucher peignait des bandes horizontales, Claude Tousignant décrivait des cercles concentriques, et il y avait une dame qui produisait des bandes ondulées. Gaucher a amené la chose à sa conclusion inévitable en créant un énorme tableau – la grandeur d’un mur complet – d’une seule couleur : rouge. J’y ai quand même vécu des expériences intenses et intéressantes. Ces hommes et cette femme étaient quand même des individus intelligents.

Je suis reparti lorsque mon premier enfant est né. Je suis retourné travailler pour quelque temps dans le magasin d’aliments naturels. Maintenant que j’avais un fils, je commençais à penser à son éducation, et je ne voulais pas qu’il souffre la même expérience scolaire que moi. Je tenais tout simplement pour acquis que toutes les écoles étaient comme celles que j’avais connues. En réalité, les écoles canadiennes sont bien meilleures, mais je ne le savais pas. J’étais méfiant. C’était donc une préoccupation pour moi.

Il y avait une autre question qui a commencé à m’habiter à la même époque. Je ne sais pas si c’est quelque chose que je devrais partager; en effet, je ne l’ai jamais partagé avec qui que ce soit. Mon père souffrait d’arthrite rhumatoïde, et à mesure qu’il devenait clair qu’il allait mourir, je songeais aux gourous orientaux qui prenaient en leur propre être, par compassion, les maux et les maladies de leurs élèves. Je marchais dans la rue, souhaitant de tout cœur pouvoir aider mon père. J’ai pensé à ce que ce serait d’accueillir sa souffrance en moi. À ma grande surprise, je me suis rendu compte que je ne désirais pas vraiment assumer sa souffrance physique, la ressentir moi-même. Cet aveu m’a horrifié. À ce moment, j’ai ressenti une présence spirituelle, celle d’un être que j’avais connu toute ma vie, Celui qui prend sur lui toute la souffrance du monde – c’était le Christ. C’était comme si le ciel était entièrement rempli du Christ – le Christ portant une couronne d’épines. Et ensuite, c’était comme si j’entendais – sans l’entendre en réalité – une voix qui disait, ou du moins que je croyais entendre dire : « Arrête de chercher ailleurs. »

Je ne suis pas devenu un chrétien charismatique, mais j’ai laissé le bouddhisme de côté et j’ai commencé à chercher une compréhension du Christ qui pouvait me satisfaire. Donc, j’étais à la recherche d’une bonne école pour mon fils et à la recherche du Christ. Et comme mon expérience universitaire avait été décevante, je portais en moi une troisième question, quelque chose qui pouvait donner à l’art son plein sens. Voilà donc mes trois interrogations. C’est à cette époque que je suis entré dans une librairie genre « nouvel âge » où j’ai trouvé trois livres de Rudolf Steiner – l’un traitant de pédagogie, un autre qui parlait du Christ, et un troisième qui explorait la question de la couleur. Mais je n’y comprenais presque rien.

Or, sur la couverture arrière de chacun de ces volumes figurait un avis précisant que pour poser un jugement sur le contenu de ces écrits il fallait avoir lu les « cinq livres de base. » Alors, je me suis dit : « Si je veux comprendre ces trois volumes, il va falloir que je lise les cinq livres de base. » Je me suis mis à les étudier. La Philosophie de la Liberté a été incompréhensible au début, mais les autres m’ont paru plus accessibles. Ensuite, j’ai appris qu’il existait une Société anthroposophique au Canada, dont le siège se trouvait boulevard Lawton. J’ai commencé à emprunter des livres de sa bibliothèque et à assister aux présentations qu’on y offrait.

Ensuite, Shirley Routledge m’a invité à participer à la toute première formation pour professeurs Waldorf, qui ne durait que 12 semaines. C’est comme cela que j’ai connu Coenraad van Houten et un professeur stagiaire nommé Paul, qui est parti à Ottawa pour y prendre une classe à l’école Waldorf. À cette époque, notre fils Philip avait atteint l’âge scolaire. Comme nous n’avions pas du tout les moyens financiers pour inscrire notre fils à l’école de Toronto, je me suis arrangé avec Paul pour l’inscrire à l’école Waldorf d’Ottawa, et nous avons fini par nous installer à Ottawa.

Cette décision a en fait été le résultat d’une sorte de rêve éveillé. Je me posais sérieusement la question de ce que nous allions faire. Où envoyer notre fils à l’école ? Dans ce rêve, j’étais sur un pont, mon fils sur mes épaules, en train de regarder une régate; derrière nous, une fanfare s’approchait, les musiciens portant des uniformes rouge et noir et des bonnets à poil. Ensuite, j’ai vu les hommes en uniforme se tenant devant des édifices qui ressemblaient à ceux du Parlement anglais. Je suis donc allé le lendemain me procurer un livre sur le Canada, pensant que peut-être le rêve en question indiquait la ville de London en Ontario. Je me suis dit : « Non, je ne suis sûrement pas appelé à retourner en Angleterre ! S’agirait-il plutôt de London en Ontario ? » Mais, alors je ne trouvais dans le livre rien à London, en Ontario qui ressemblait à ce que j’avais vu dans mon rêve, je suis tombé sur une page illustrant à Ottawa précisément la même scène que j’avais vécue dans mon rêve. Lors de la fête du Canada, on y voyait une régate qui passait sous le pont, et un défilé du salut au drapeau. Et voilà que j’ai dit aussitôt : « D’accord, on déménage à Ottawa ! » Et en effet, c’est là qu’il fallait que nous vivions.

J’ai eu une rencontre assez étrange avec le professeur fondateur de l’école d’Ottawa, qui s’appelait Philip. Paul nous a présentés, lui expliquant que je me demandais dans quelle classe mon fils devrait être inscrit, étant donné que sa date de naissance le situait un peu entre deux groupes scolaires. Philip m’a expliqué que cela ne dépendait pas de la date d’anniversaire de l’enfant, mais plutôt de la date de sa conception. Le rapport de l’enfant au Christ varie selon que l’enfant est conçu avant ou après Noël. Par la suite, j’ai eu l’occasion de vérifier ce fait; une recherche effectuée parmi les enfants de l’école a confirmé de manière remarquable ce que Philip avait dit. Mais, pouvez-vous imaginer de nous jours quelqu’un affirmer une telle chose à un parent voulant inscrire son enfant à l’école ? Philip ne semblait avoir aucune conscience sociale de l’impact qu’une telle affirmation pouvait provoquer. Il ne faisait que dire carrément ce qu’il croyait. Bien sûr, en ce qui me concernait, j’ai tout de suite pensé : « Cet homme me plaît. Il va dire les choses comme elles sont ! »

La suite de l’entrevue paraîtra dans le numéro de mai.

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